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INTRODUCTION

I.

ESPRIT D'EMERSON.

Les renseignements biographiques que nous avons à donner sur notre auteur sont malheureusement peu nombreux. Ralph Waldo Emerson est né et habite dans le Massachusetts, à Concord. Il a été ministre unitaire, et ce fait mérite considération. Les unitaires sont, de tous les sectaires protestants, les plus hardis et les plus indépendants. Ils sont à coup sûr les plus démocrates comme les quakers sont les plus philanthropes. Leur exégèse fourmille d'hérésies. Hazlitt, voulant désigner d'un seul mot les hérésies dramatiques de Joanna Baillie, dit qu'elle est «< une unitaire en poésie. » Emerson, qui s'est séparé de son Église à cause de son interprétation de la cène, a conservé les tendances hardies de cette secte et son impatience de toute autorité. « Voyez, s'écrie-t-il dans une apostrophe ironique, ces nobles intelligences! elles n'osent écouter Dieu lui-même à moins qu'il ne parle la phraséologie de je ne sais quel David, Jérémie ou Paul. >> A Boston, centre et métropole des unitaires, Emerson a prononcé quelques discours pleins d'éloquence sur les tendances contemporaines. En 1844, il a écrit une brochure sur l'Emancipation des nègres dans les colonies anglaises de l'Inde occidentale. Il rédige une publication périodique intitulée the Dial. Les écrits d'Emerson peuvent servir à compléter ces indications biographiques. Nous savons qu'il vit dans la solitude, et il laisse entrevoir dans plusieurs de ses essais qu'il est marié ou qu'il

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l'a été. L'éditeur anglais du philosophe américain, M. Carlyle, nous apprend qu'Emerson est riche ou du moins au-dessus de tout besoin. Cette solitude et cette aisance suffiraient pour montrer en lui une sorte de Montaigne puritain. Qnant à son caractère, si nous en croyons quelques passages de ses Essais, Emerson aime mieux l'humanité que le commerce des hommes, et, comme tous les penseurs qui vivent trop dans la solitude, il supporte difficilement la contradiction. Si par hasard il a souffert, il a dû souffrir avec calme, mais en concentrant en lui-même sa souffrance plutôt qu'en la laissant se fondre à la douce flamme de la résignation. Sa conversation doit être timide, rare et à courte haleine. Je ne crois pas qu'il ait le souffle de l'improvisation indéfinie. Tel je me figure cet homme remarquable, bien différent (surtout quant à la faculté de l'improvisation) de son éditeur Carlyle, ardent esprit, qui s'épanche avec une éloquence sibylline, et jette en même temps dans ses éruptions humoristiques la lave précieuse et les cendres, les nuages de fumée, les gerbes d'étincelles, les flammes sulfureuses et la plus pure lumière.

Entre ces esprits si différents, il y a cependant de secrètes affinités. L'humoriste anglais et le penseur du Massachusetts se sentent attirés l'un vers l'autre. C'est Carlyle qui a fait connaître Emerson à l'Angleterre, c'est Emerson qui a édité les ouvrages de Carlyle aux ÉtatsUnis. Il appartiendrait à Carlyle de nous renseigner plus amplement qu'il ne l'a encore fait sur la vie, les études, le caractère du philosophe américain, principalement sur l'influence qu'il exerce dans son pays. Il y aurait intérêt à savoir quel accueil les citoyens des États-Unis ont fait à cette philosophie, et si dans dans ce pays de l'industrie et de l'activité matérielle ces rêveries de l'âme ont chance de rencontrer des disciples et des enthousiastes. C'est encore aux écrits d'Emerson qu'il faut re

courir pour s'éclairer sur ce point. Emerson nous laisse deviner qu'il a eu à subir bien des critiques. « On a accusé ma philosophie, dit-il dans son Essai sur l'amour, de n'être pas sociale, et on a prétendu que dans mes discours publics mon respect pour l'intelligence me donne une injuste froideur pour les relations personnelles. >> Ce reproche n'est pas sans quelque fondement, mais devaitil partir des États-Unis? Les relations sociales de l'Amérique du Nord sont encore bien grossières, singulièrement brutales et matérielles, et je ne vois rien d'étonnant à ce qu'une intelligence comme celle d'Emerson ait voulu réagir contre les mœurs de son pays. Toutefois cette critique montre que la philosophie d'Emerson a éveillé la discussion autour d'elle. Être critiqué, c'est déjà avoir de l'influence; reste à savoir si cette influence est considérable. Dans un livre publié en Amérique et intitulé Pupiers sur la littérature et l'art, par Marguerite Fuller, nous trouvons la réponse à cette question : « L'influence d'Emerson ne s'étend pas encore à travers un grand espace, il est trop au-dessus de son pays et de son temps pour être compris tout de suite et entièrement; mais cette philosophie creuse profondément et chaque année élargit son cercle. Emerson est le prophète de temps meilleurs. Un jour ou l'autre l'influence ne peut lui manquer. » Le jour où aux États-Unis la supériorité d'Emerson sera reconnue sans opposition, où ses doctrines auront de fervents prosélytes, où la majorité des intelligences se prononcera en sa faveur, il y aura un grand changement dans les mœurs, les habitudes, les tendances de l'Amérique. O vous qui demandez quelle action les écrivains exercent sur leurs pays, profitez du spectacle que vous offre un peuple jeune et une nation qui n'est pas encore formée. Voyez-la faire son éducation, et vous reconnaitrez quelle trace les penseurs et les poëtes laissent derrière eux, comment ils

changent la nature humaine et combien sans eux elle serait pire encore qu'elle n'est. L'éducation progressive des États-Unis est peut-être le plus grand spectacle de notre temps. Elle placera vivantes sous les yeux des nations européennes les lois du développement de la civilisation, péniblement étudiées jusqu'à ce jour dans les obscures traditions de leur histoire.

Avant Emerson, la philosophie qui comptait les plus nombreux partisans aux États-Unis était celle de Thomas Brown, successeur de Dugald Stewart dans la chaire d'Édimbourg. Cette philosophie, d'un spiritualisme très mitigé, est issue de l'aimable et peu féconde école écossaise. Deux volumes de fragments de Benjamin Constant, de Royer-Collard, de Jouffroy et de M. Cousin, traduits en anglais, ont obtenu beaucoup de succès. En admettant que l'école écossaise, école toute de polémique et qui n'existerait pas si Hume n'avait point écrit, pût jeter quelque part les germes d'une philosophie, ces germes prospéreraient en Amérique moins que partout ailleurs. Que peut enseigner aux Américains la philosophie écossaise? Que les hommes croient sans raisonner à l'existence de la matière; ils le savent suffisamment, Dieu merci! D'un autre côté, l'éclectisme n'est pas une doctrine propre aux peuples jeunes. L'éclectisme est le dernier résultat auquel arrive la philosophie chez les peuples qui ont beaucoup pensé. L'éclectisme repose sur une suite de traditions philosophiques, et les Américains n'en ont aucune. Emerson est le premier qui, en Amérique, ait creusé la terre du sol natal pour en faire jaillir de nouvelles sources philosophiques.

Emerson est un sage comme Montaigne, comme Charron, comme Shakspeare. Voilà ses véritables maîtres. Il nous apprend que, pendant un temps, il se prit d'amour pour Montaigne, se persuadant qu'il n'aurait jamais besoin d'un autre livre, et puis que cet enthou

siasme se porta sur Shakspeare. Il est, comme eux, un chercheur sans fin plutôt qu'un philosophe dogmatique. Ici, nous devons faire remarquer la différence qui existe entre le sage dans les temps anciens et le sage dans les temps modernes. Le sage dans les temps anciens était plus dogmatique. Chez Socrate, Zénon, Sénèque', il y a un esprit bien plus systématique, une logique bien plus rigoureuse que chez la plupart des sages modernes. Au milieu de la vie des sens, conduite par tous les caprices, dogmatiser, c'est-à-dire concentrer sa pensée sur un seul point et régler sa vie sur une seule pensée, c'était vraiment être sage alors. Dans les temps modernes, la pensée a eu plus d'horizons, les points de vue se sont multipliés et les sciences agrandies; mais aussi l'esprit humain et la vie humaine ont vu devant eux plus de précipices, d'embûches, de trappes de toute espèce. Alors le génie du sage est devenu la circonspection et la prudence; le sage a été moins audacieux que dans l'antiquité, mais plus rusé. Marchant avec hésitation, souvent il a été sceptique et a cru faire assez en maintenant l'équilibre de l'homme au milieu de tant de piéges. Tel est le rôle qu'ont joué Montaigne, Charron et Shakspeare, le grand observateur. Emerson remplit le même rôle d'observateur et de chercheur sans fin, avec une audace et ne concentration de pensée qui le rapprochent en même temps des sages de l'antiquité.

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Deux choses constituent le sage dans les temps modernes l'absence de l'esprit dogmatique et la critique des principes. Les penseurs qu'on peut ranger dans cette famille de sages n'ont guère de système précis. Leur génie est bien plutôt de sentir la vérité que de l'expli.

'Il est inutile de rappeler, pour prouver cette assertion, les absurdités très rigoureusement logiques de Pyrrhon et de quelques stoïciens.

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