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Montaigne est le père, il est un moraliste ; par sa ressemblance avec les sages de l'antiquité, il tend à ériger ses méditations en doctrines, à en tirer en quelque sorte une philosophie morale. Il convient de définir exactement ces deux termes, afin de distinguer les deux caractères du talent d'Emerson. La philosophie morale cherche à établir l'immuable dans ce qui est instable, l'éternel dans le passager, la règle au milieu de l'anarchie des passions humaines; elle élève la vie humaine à la hauteur de l'absolu, elle fait de la sagesse la science de la vie. Les moralistes, au contraire, sont ceux qui se plaisent essentiellement au phénomène et au passager, ceux que cette variété infinie de faiblesses et de désirs attire, qui comptent, expliquent et recherchent les plus secrètes corruptions du cœur, les plus subtils tourments de l'esprit, les innombrables défaillances de l'âme La Rochefoucauld, La Bruyère, Addison. Il y a beaucoup du moraliste dans Emerson, et, si l'on pouvait prophétiser sur des choses aussi pleines de hasards que les transformations du talent, je dirais qu'il viendra un jour où le philosophe s'effacera chez Emerson derrière le moraliste. Déjà, dans ses derniers essais, la transformation est presque accomplie.

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Cette philosophie morale nous suggère une réflexion que nous ne pouvons écarter, et qui se rattache en plus d'un point à notre sujet. Une philosophie purement morale est un mauvais augure pour le temps où elle apparait; elle indique une époque troublée, indécise, pleine d'hésitation. Le penseur détourne les yeux de la société qui l'entoure, parce qu'il ne sait pas bien au juste où elle va; il se renferme en lui-même, espérant au moins qu'il pourra trouver plus facilement le but où l'homme isolé de la foule, l'individu doit tendre. Dans les sociétés stables et solidement établies au contraire, les doctrines métaphysiques règnent, et les conséquences morales en

découlent tout naturellement. Avant de penser à notre terre, le philosophe pense à l'univers; avant de penser à l'humanité, il pense à ce qui est en dehors d'elle. Alors les principes métaphysiques précèdent les principes de morale, les engendrent et leur commandent. C'est quand l'homme ne trouve rien à critiquer à sa situation ni à sa vie qu'il cherche à résoudre les éternels problèmes du principe des choses, de la création, de l'infini. Le penseur et la société vivant l'un et l'autre dans la régularité et l'ordre recherchent les questions qui reposent sur l'ordre et la régularité; la science et l'homme sont en rapport immédiat. La philosophie morale, au contraire, n'est jamais l'œuvre d'une époque satisfaite d'elle-même; elle est une sorte de reproche de la conscience; elle ressemble à un remords. Elle est comme une justification ou une condamnation, comme un plaidoyer pour ou contre. Lorsqu'une philosophie purement morale se présente, il faut que l'homme et la société aient quelque chose à se reprocher; il faut que l'homme ait perdu ou du moins oublié le vrai sens de ses devoirs, puisqu'il est nécessaire qu'on le lui rappelle; il faut qu'il ait exagéré quelque principe ou qu'il en ait obscurci quelque autre. Cette pensée est suggérée par la lecture de chaque page d'Emerson.

Quelle place doivent occuper parmi les livres philosophiques les Essais d'Emerson? Les Essais de Montaigne ont été nommés le bréviaire des honnêtes gens, c'est-àdire un de ces livres dont l'homme honnête doit lire chaque jour quelques pages. Les Essais d'Emerson peuvent être lus moins fréquemment; c'est le soir, lorsque la conversation devient sérieuse et élevée, qu'on peut les apprécier. Hazlitt, le spirituel critique, l'étincelant humoriste, a fait un livre intitulé Table Talk (conversations de table). Ce sont des essais brillants et pleins de verve sur les sujets les plus divers, sur des sonnets

de Milton, sur un paysage du Poussin, sur la peinture, sur la lecture des vieux livres, etc. Eh bien ! il me semble que les Essais d'Emerson pourraient s'appeler le Table Talk des philosophes. Nul livre n'est mieux fait pour être lu par une réunion de penseurs, pour leur apporter de nombreux sujets de discussion, pour élever et pour animer leurs entretiens. Hazlitt nous a donné le Table Talk des poëtes et des artistes; Emerson a écrit le Table Talk des sages.

Si, comme philosophe, Emerson appartient à la famille des moralistes modernes et des sages anciens, comme écrivain, il est par excellence un de ces esprits rares qui apparaissent dans les littératures, quelquefois pour tenir la place des génies créateurs, quelquefois pour les seconder ou pour tenter des voies nouvelles. Les deux noms de Thomas Carlyle et de Henri Heine indiqueront suffisamment de quelle classe d'esprits nous voulons parler. Ces deux hommes s'élèvent certainement bien au-dessus du niveau intellectuel de leur pays, comme Emerson au-dessus de la littérature américaine. Je ne crois pas qu'on puisse attribuer les dons du génie à ces deux écrivains, et cependant on conviendra que ce sont deux esprits bien difficiles à trouver et à remplacer. Un de leurs mérites est de pouvoir créer et penser d'ure manière originale au milieu des hommes de génie et après eux. Généralement, de tels hommes suppléent à la puissance par l'originalité; ils ne font pas la gloire d'une littérature, mais ils la prolongent; ils ne font pas faire de grands pas à la société, mais ils continuent à tenir son intelligence en haleine. Ils maintiennent la vie intellectuelle, voilà leur véritable gloire. Dans le même siècle que Voltaire, Jean-Jacques et Montesquieu, Diderot, esprit rare s'il en fut, ajoute encore à la gloire philosophique du dix-huitième siècle. Après la grande génération qui, en Allemagne et en Angleterre, a marqué

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si glorieusement le commencement de ce siècle, Henri Heine et Thomas Carlyle maintiennent, l'un le mouvement poétique de l'Allemagne, l'autre les traditions de l'humour anglaise et de l'esprit protestant.

Ces esprits rares, parmi lesquels nous plaçons Emerson, n'ont pas cette éloquence qui nait d'une pensée forte et continue; mais ils ont l'éloquence de l'instinct, si je puis dire, une éloquence essentiellement capricieuse. Ce ne sont que des éclairs, mais des éclairs continuels qui naissent les uns des autres, engendrés par la chaleur de l'imagination. Si je pouvais me servir de ces expressions scientifiques, je dirais que l'électricité domine chez eux les autres agents de la vie. Le hasard de la pensée les maîtrise; ils s'abandonnent à ces fortuites combinaisons d'idées et d'images fournies par la mémoire et l'imagination, à cette éloquence imprévue, à cette verve entraînante que seul le génie sait contenir. C'est aussi le hasard de la pensée qui entraine Emerson; mais, chez lui, cet abandon n'a rien de dangereux. Le moraliste américain peut se confier au courant de ses rêveries avec la certitude de ne jamais perdre de vue ni le but à atteindre, ni le chemin parcouru. Le flot de sa méditation monte lentement, mais il ne dévie et ne s'abaisse jamais. Lorsque je lis un poëte, un orateur, un philosophe, je distingue ordinairement le moment où il va prendre son essor pour devenir éloquent. Il y a alors un mouvement inattendu, comme une excitation imprimée à l'imagination afin qu'elle puisse s'élancer, un effort souvent factice, un coup d'aile. Chez Emerson, il n'y a rien de pareil. Sa pensée s'élève sans effort et sans bruit, graduellement et sans précipitation; il arrive à l'éloquence sans qu'on se soit aperçu qu'il allait l'atteindre. Une fois arrivé à une certaine hauteur, il s'arrête et se place dans une sorte de région intermédiaire entre la terre et le ciel; aussi sa philosophie évite-t-elle

les inconvénients du mysticisme et les lieux communs de la morale ordinaire. Un enthousiasme qui n'est pas de l'exaltation, une sorte d'élancement qui n'est pas du désir, une contemplation qui n'est pas de l'extase, une imagination toute de l'âme teinte des reflets les plus purs de la nature, le soutiennent dans cette sphère intermédiaire entre le monde visible et l'infini. D'en haut il voit l'humanité, il entend les derniers bruits de la terre, devenus plus purs à mesure qu'ils montaient, et il contemple sans éblouissement la lumière du ciel. Il y a un mot qui revient souvent dans ses Essais : « Je crois à l'éternité. » Et effectivement, ses écrits semblent porter l'empreinte de cette croyance; une lumière venue d'en haut en éclaire toutes les parties d'une égale lueur. Pas d'éblouissements comme chez les mystiques, pas de teintes d'aurore, de clair-obscur, de crépuscule, et de tous ces effets du style moderne, mais une lumière bienfaisante et salutaire propre à faire germer et mûrir la pensée, car c'est un reflet de la lumière morale. Un passage sur la beauté morale que j'extrais de son opuscule intitulé Nature fera mieux apprécier ce qu'il y a d'élévation digne et austère dans cette pensée sans vulgarité comme sans enflure.

«La présence de l'élément spirituel est essentielle pour la perfection de la beauté de la nature. La haute et divine beauté, qui peut être aimée sans mollesse, est celle que nous trouvons unie à la volonté humaine et qui n'en peut être séparée. La beauté est la marque que Dieu imprime sur la vertu. Chaque action naturelle est gracieuse. Chaque action héroïque est de plus bienséante, et force le lieu où elle s'accomplit et les spectateurs à resplendir autour d'elle. Les grandes actions nous enseignent que l'univers est en cela la propriété de chaque individu. Toute créature rationnelle la nature entière pour son douaire et son domaine. La nature est à l'homme s'il le veut. Il peut se séparer d'elle; il peut se retirer dans un coin et abdiquer son royaume, comme la plupart des hommes le font; mais par sa constitution il est enchaîné au monde. Il

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