elles agissent comme un seul individu; mais est-ce à la foule qu'on peut s'adresser tout d'abord? Emerson a eu sous les yeux les agitations, les fluctuations de la multitude, et c'est pour l'individu qu'il a écrit. Emerson prend l'individu et lui dit : « Crois en toi. »> Crois en toi avec la force d'un homme et la confiance d'un enfant. Pas de dédain pour toi-même, pas de timidité, de recherche infructueuse dans les œuvres d'autrui. Évitez de recevoir d'un autre votre conviction. Avez-vous peur de vous isoler des autres hommes? Mais croire que ce qui est vrai pour soi est vrai pour tous les autres, cela est le génie. N'imitons donc jamais, car rien n'est plus sacré que l'intégrité de notre propre esprit ; c'est ce qui nous conquiert le suffrage du monde. Les récompenses de cette confiance en soi sont l'originalité et l'honnêteté, et en effet plus on est original et plus on est sincère, moins on imite et plus on est honnête. En conservant l'intégrité de son esprit, on est l'ennemi du mensonge, et l'humanité vous honore précisément parce que vous n'avez sacrifié à l'estime d'aucun homme en particulier. Parler pour n'être pas combattu, écrire pour éviter la critique, est une triste chose. C'est un pitoyable contrat passé avec les hommes que de céder une partie de sa conviction pour n'être pas tourmenté sur l'autre moitié. La pensée n'a pas été donnée à l'homme pour plaire aux pensées d'autrui et caresser ses habitudes. Mais, cependant, ce sont des mots nés de la politesse et de l'urbanité, inventés pour éviter les contradictions et tourner les difficultés. La volonté n'a dans son vocabulaire que deux mots : oui et non. Le oui ne doit pas hésiter, le non ne doit pas reculer. La confiance en soi est donc le principe de la morale d'Emerson. Pour arriver à cette confiance en soi, deux qualités sont requises, la non-conformité et la non-persistance: la non-conformité, c'est-à-dire qu'il ne faut pas craindre de heurter les préjugés du monde et ses prétentions à mieux connaître votre devoir que vous. Comme l'ami de Jean-Jacques, qui répétait toujours en matière de morale : « Je ne suis chargé que de moi seul, » Emerson répète sans cesse : Croyez-en votre pensée, sans vous inquiéter de ce que pensent les autres. Ne redoutez pas non plus de passer pour non persistant dans votre opinion. Vouloir être toujours conséquent avec soi-même, c'est vouloir rattacher par des sophismes ce qui est et ce qui fut. Si vous ne croyez plus à votre opinion d'hier, rejetez-la; si une nouvelle pensée s'offre à vous, acceptez-la. « Ah! s'écrieront les vieilles ladies, vous serez bien sûr alors de n'être pas compris. » N'être pas compris! c'est le mot d'un fou. Est-il si mauvais déjà de n'être pas compris? Pythagore ne fut pas compris, et Socrate, et Jésus, et Luther, et Copernic, et Galilée, et Newton, et chaque pur et sage esprit qui jamais prit chair. Être grand, c'est une excellente condition pour n'être pas compris. Emerson dirait volontiers avec Pascal que c'est une sotte chose que la coutume, « que cette maîtresse d'erreur que l'on appelle fantaisie et opinion; mais il va plus loin que Pascal. La coutume doit être suivie, selon Pascal, tant qu'elle n'attaque pas le droit naturel et divin. Il faut éviter de suivre la coutume, selon Emerson, tant qu'elle contrarie notre opinion individuelle et naturelle. « Quel cas font de la coutume les grands génies, les âmes vraies? s'écrie-t-il; ils l'anéantissent, et c'est pourquoi l'histoire n'est que la biographie de quelques hommes, grands parce qu'ils ont cru en eux. La postérité suit leurs pas comme une procession. Une institution n'est que l'ombre allongée d'un homme. » Quelle est la faculté qui donne cette confiance en soi? Est-ce la volonté? est-ce l'intelligence? Non. D'après Emerson, c'est l'instinct, la spontanéité. Cette confiance en soi n'est pas une force qui dirige, elle est un flot qui entraine, car qu'est-ce que l'instinct, la spontanéité? Ce sont les forces les plus profondes de notre être, celles dont les sources mystérieuses jaillissent au moment le plus inattendu, que l'analyse ne peut atteindre. Ainsi, cette confiance née de la spontanéité nous mène directement à l'intuition. Porté sur les ailes de la pensée spontanée, nous atteignons à l'être, et en plongeant dans la source de toute existence nous devons oublier nécessairement les temps et les lieux, les choses et les hommes. Cette foi dans la puissance de la spontanéité nous donne la clef de toutes les théories d'Emerson. A la mystérieuse lumière de la pensée spontanée, nous verrons apparaître la nature, série indéfinie d'images et de symboles, l'humanité avec son histoire, suite de fables charmantes ou terribles. Chaque homme arrive ainsi à une révélation individuelle. Est-ce là du panthéisme? est-ce là du mysticisme? Cette théorie touche à l'un et à l'autre à la fois. Néanmoins nous croyons pouvoir dire que le mysticisme d'Emerson est tout simplement un mysticisme puritain. Dans le mysticisme catholique, cette sorte d'intuition est l'effet d'une grâce divine, non de l'accomplissement d'un devoir moral et humain. Retiré loin de la foule et du bruit, au fond d'une cellule ou d'une solitude, l'esprit s'élève par l'extase et touche à l'infini, aux sources de l'être; c'est une grâce qui descend d'en haut, opère sur l'esprit et le transporte. Dans Emerson, au contraire, l'individu marche au milieu de la foule; il a un devoir à accomplir: c'est ce devoir humain qui remplace la grâce divine. L'individu appuyé sur ce devoir touche à l'infini. Voilà, ce me semble, en quoi cette théoric diffère du mysticisme ordinaire et en quoi elle se rattache au puritanisme. Le puritain ne croit qu'à Dieu et à lui-même; en remplissant un devoir, il touche à Dieu. Emerson se place, comme le puritanisme, entre le stoïcisme et le christianisme. « Suis ta loi, dit le stoïcisme, et tu seras égal aux dieux. » — « Suis ta loi, dit le chrétien, un jour tu iras trouver ton Dieu. » Mais le puritain est courbé sous le devoir, et, d'un autre côté, il croit que compter sur une immortalité future, c'est presque se dégrader. Il dit avec Emerson : « En suivant ma loi, déjà je touche à Dieu. » L'instinct, la spontanéité, sont donc les facultés divines, selon Emerson, les vrais rapports de l'homme à Dieu. Ces singulières et aveugles facultés jouent un trop grand rôle dans la philosophie d'Emerson pour ne pas nous arrêter un instant. Par cette confiance dans la spontanéité, le philosophe américain adoucit, atténue en quelque sorte l'austérité de la doctrine puritaine. La raison du puritain lui montre la loi, et il la suit aveuglément, fatalement. L'instinct aussi est quelque chose de fatal, mais d'une fatalité plus douce. La raison, forcée d'accomplir son devoir, courbée qu'elle est sous une main de fer, crie souvent, blasphème dans le protestantisme, et semble dire à Dieu : Mon devoir accompli, qu'ai-je à redouter de toi? De là dans la littérature anglaise bien des pages sombres. Le Dieu terrible de la Bible est aussi celui du protestantisme de Knox. Mais si vous mettez l'instinct à la place de la raison, immédiatement vous enveloppez dans la poésie cette rude doctrine; vous avez une fatalité douce, gracieuse même, à la place d'un joug de fer. La confiance instinctive, l'intuition, ces facultés aveugles qui accomplissent les plus grandes choses à de rares moments de l'existence, qui entraînent à l'inspiration, au dévouement, à l'héroïsme, sont ici la seule règle de la vie. La beauté de cette théorie, c'est de faire de la vie un perpétuel héroïsme, au lieu d'en faire, comme le puritanisme, un sacrifice, une immolation. d. Ce que nous ne pouvons approuver toutefois, c'est qu'en vertu de ce système Emerson arrive à nier l'éducation, celle de la société, du foyer, de l'école. « Notre meilleure éducation, dit-il, est spontanée, et notre nature est souvent viciée par la volonté. » Jaloux des droits de l'individu, Emerson ne veut laisser personne approcher de lui; il veut le laisser lui-même non-seulement élaborer sa dignité et sa grâce, mais encore développer son intelligence. Pour cela, il lui recommande de se confier à son instinct; mais l'instinct sera toujours une faculté aussi prompte à suivre le mal que le bien : il sera toujours une faculté qui, lorsqu'elle parle, fait se succéder tous les sentiments dans le cœur de l'homme, les plus doux et les plus féroces. Lorsque l'éducation est venue polir les mœurs et tirer l'intelligence des ténèbres, il est bon de se confier à son instinct, et souvent alors il faut autant de force pour lui obéir au milieu de la société et des hommes que pour le maitriser dans l'enfance et la jeunesse. On a remarqué que les mystiques tombent souvent dans les dérèglements les plus honteux du matérialisme. Il en est de même de l'instinct. Il touche à tous les extrêmes; il est primitivement le fond même de notre nature humaine, un vrai chaos où sont jetés pêle-mêle les passions, les vices, les vertus et les facultés intellectuelles. Plus tard, l'instinct ne sera plus que l'impulsion, l'inspiration particulière du caractère et du génie de l'individu; c'est alors qu'il deviendra ce guide supérieur si éloquemment recommandé par Emerson. En attendant, il faut débrouiller le chaos de l'instinct primitif, et l'éducation seule peut se charger de ce soin, l'éducation faite par un autre. La figure de l'Apollon ou le corps de l'Hercule existe bien déjà dans le bloc de marbre; mais il faut que l'artiste dépouille ce bloc pour en tirer la statue. Jean-Jacques a bien compris tout cela. Lui aussi veut laisser à l'homme są na |