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une tente qu'on m'avoit dressée en rase campagne, sans savoir ce que je deviendrois. Enfin, je crus devoir quitter les environs d'une ville où je craignois à tout moment d'être englouti, et je pris la route d'Ylo, petit bourg à quarante lieues de là. Mais avant de vous parler de ce nouvel endroit, je vais vous dire encore un mot d'Arica.

que

Le gouvernement d'Arica est un des plus considérables du Pérou, à cause du grand commerce qui s'y fait. En arrivant, je trouvai dans le port sept vaisseaux françois qui avoient liberté entière de trafiquer. Le gouverneur lui-même, qui est très-riche, et d'une probité infinie dans le commerce, faisoit des achats considérables pour envoyer aux mines. Environ à une lieue de la ville, est une vallée charmante, remplie d'oliviers, de palmiers, de bananiers et autres arbres semblables, plantés sur le bord d'un torrent qui coule entre deux montagnes, et qui va se jeter dans la mer près d'Arica. Je n'ai vu nulle part là une si grande quantité de tourterelles et de pigeons ramiers; les moineaux ne sont pas plus communs en France. On trouve aussi dans cette partie du Pérou un animal nommé guanapo par les Indiens, carnero de la tierra par les Espagnols, et lama par les François. C'est une espèce de mouton fort gros, dont la tête ressemble à celle du chameau. Sa laine est précieuse et infiniment plus fine que celle que nous employons en Europe. Les Indiens se servent de ces animaux au lieu de bêtes de somme, et leur font porter deux cents, quelquefois trois cents livres pesant; mais lorsqu'ils sont trop chargés ou trop fatigués, ils se couchent et refusent de marcher. Si le conducteur s'obstine à vouloir, à force de coups, les faire relever, alors ils tirent de leur gosier une liqueur noire et infecte, et la lui vomissent au visage. J'ai vu encore aux environs d'Arica une foule prodigieuse de ces oiseaux dont je vous ai parlé. Vous apprendrez sans doute avec

plaisir la manière curieuse dont ils donnent la chasse aux poissons. Ils forment sur l'eau un grand cercle qui a quelquefois une demi-lieue de circonférence, et ils pressent leurs rangs à mesure que ce cercle diminue. Lorsque par ce moyen ils ont assemblé au milieu d'eux une grande quantité de poissons, ils plongent et les poursuivent sous l'eau, tandis qu'une troupe d'autres oiseaux, dont j'ignore le nom, mais dont le bec est long et pointu, vole au-dessus du cercle, se précipite à propos dans la mer pour avoir part à la chasse, et en ressort incontinent avec sa proie. Nos matelots attrapent ces derniers oiseaux en plantant à fleur d'eau, et à vingt ou trente pas du rivage, un pieu fait en forme de lance, au bout duquel ils attachent un petit poisson. Ces oiseaux fondent sur cette proie avec tant d'impétuosité, qu'ils restent presque toujours cloués à l'extrémité du pieu. Tous ces oiseaux ont un goût détestable; les matelots mêmes peuvent à peine en supporter l'odeur. On voit pareillement sur cette côte un nombre infini de baleines, de loups marins, de pingoins et d'autres animaux de cette espèce. Les baleines s'approchent même si près du rivage, qu'elles y échouent quelquefois. On m'avoit souvent parlé d'un poisson d'une grosseur extraordinaire, à qui on avoit donné le nom de licorne, j'ai eu le plaisir de le voir sur les côtes d'Arica. Il est en effet d'une grandeur prodigieuse. Il nage avec une rapidité singulière, et il ne se nourrit guère que de bonites, de thons, de dorades et d'autres poissons de cette espèce. Comme cet animal a une longue corne à la tête, et que les plus anciens pilotes n'en avoient jamais vu de semblable, on lui a donné le nom de licorne, nom qui lui convient aussi bien que celui de poisson spada au poisson qui porte ce nom.

Je fus à peine à Ylo, bourg situé au bord de la mer, à 17 degrés 40 minutes de latitude méridionale, que je

m'empressai de voir, aux environs, une vallée délicieuse, plantée d'oliviers, et arrosée par un torrent qui tarit cu hiver, mais que les neiges fondues qui tombent du haut des montagnes voisines, enflent considérablement en été. Observez, monsieur, que le mot d'hiver dont je me sers, ne doit être entendu que par rapport aux hautes montagnes du Pérou, et non par rapport à la plaine, où la, chaleur et l'été sont éternels. Les François avoient fait bâtir dans cette vallée un grand nombre de magasins très-bien fournis, mais les derniers tremblemens de terre en ont renversé la plus grande partie. Je ne m'arrêterai point à vous faire la description d'Ylo; c'est un très-petit bourg où je n'ai rien vu de remarquable; c'est pourquoi je n'y suis resté que cinq jours. Je n'ai pas fait un plus long séjour à Villa-Hermosa, ville célèbre par son attachement aux rois d'Espagne. Elle est à quarante 'lieues d'Ylo du côté des montagnes. Au commencement du règue de Philippe V, dont vous savez l'histoire, cette villé se montra d'une manière qui fera toujours honneur à la générosité de ses habitans. Rappelez - vous l'affreuse extrémité où se trouvoit le roi d'Espagne dans ses guerres avec l'archiduc; rappelez-vous en même temps les cruautés inouïes que les Espagnols avoient exercées auparavant dans le Pérou, et vous verrez si cette nation avoit droit d'attendre d'un pays qui devoit naturellement la détester, les services essentiels qu'elle en a reçus. Cependant les femmes de Villa-Hermosa vendirent à vil prix leurs bagues, leurs cercles d'or, et tous les autres joyaux qu'elles possédoient; les hommes vendirent également ce qu'ils avoient de plus précieux pour subvenir aux besoins du prince. Les uns et les autres se dépouillèrent de tout de leur plein gré, uniquement dans l'intention de contribuer au soutien d'un monarque que la fortune abandonnoit. Un trait de grandeur d'âme si caractéristique et

si touchant, est, pour les habitans de Villa-Hermosa, un titre bien marqué à l'estime et aux bienfaits des rois d'Espagne.

Guacho et Guaura sont deux petites villes du même royaume, qui sont situées à 11 degrés 40 minutes de latitude méridionale. La première a un petit port à l'abri des vents d'ouest et de sud, mais fort exposé à la tramontane; en général elle est mal bâtie, mais elle est habitée par des Indiens d'une franchise et d'une bonne foi admirables dans le commerce qu'ils font de leurs denrées. Les vaisseaux qui partent du Pérou, soit pour retourner en France, soit pour aller à la Chine, peuvent y faire d'excellentes provisions plus commodément et à meilleur marché qu'en aucun autre endroit du Pérou ; et ce qu'il y a de particulier, c'est que l'eau qu'on y prend se conserve long-temps sur mer sans se corrompre. La seconde est assise dans le lieu le plus riant, le plus agréable et le plus champêtre du monde; une rivière coule au milieu. Les maisons y sont plus commodes et beaucoup mieux bâties que partout ailleurs; j'ai remarqué que les habitans de cette ville n'avoient presque aucun des vices ordinaires à leur nation. On peut regarder ce petit canton comme les délices du Pérou, si l'on considère la douceur du génie des habitans, l'aménité du climat et la fertilité du pays. Je vous avoue, monsieur, que je serois tenté d'y passer mes jours, si la Providence ne m'avoit point destiné à les finir dans les travaux de l'apostolat.

En sortant de cette dernière ville, je dirigeai ma route du côté de Cagnette, bourg de la province de Chinca. Je ne vous détaillerai point tout ce que j'ai eu à souffrir dans ce voyage. Je vous dirai seulement que le pays est un peu moins aride que les provinces voisines, à cause du grand nombre de rivières qui l'arrosent; ce sont des torrens formés par les neiges fondues qui tombent avec

rapidité du haut des montagnes, et qui entraînent dans leur cours les arbres et les rochers qu'ils rencontrent ; leur lit n'est pas profond, parce que les eaux se partagent en plusieurs bras; mais leur cours n'en est que plus rapide. On est souvent obligé de faire plus d'une lieue dans l'eau, et l'on est heureux quand on ne trouve point de ces arbres et de ces rochers que les torrens roulent avec leurs flots, parce que les mules, intimidées et déjà étourdies par la rapidité et le fracas des chutes d'eau, tombent facilement et se laissent souvent entraîner dans la mer avec le cavalier. A la vérité, on trouve aux bords de ces torrens des Indiens appelés cymbadores, qui connoissent les gués, et qui, moyennant une somme d'argent, conduisent les voitures en jetant de grands cris pour animer les mules et les empêcher de se coucher dans l'eau ; mais si on n'a pas soin de les bien payer, ils sont capables de vous abandonner dans les endroits les plus dangereux et de vous voir périr sans pitié. J'arrivai à Cagnette après vingt-quatre heures de fatigues, de craintes et de périls. Je songeai d'abord à me reposer; le lendemain, je parcourus ce bourg d'un bout à l'autre. Les habitans m'en parurent pauvres et misérables; leur nourriture ordinaire est le blé d'Inde et le poisson salé. C'est un pays ingrat, triste et désert. L'habillement des femmes est assez singulier; il consiste en une espèce de casaque qui se croise sur le sein, et qui s'attache avec une épingle d'argent, longue d'environ dix pouces, dont la tête est ronde et plate, et a six ou sept pouces de diamètre : voilà toute la parure des femmes; pour les hommes, ils sont vêtus à peu près comme les autres Indiens.

Les eaux d'un torrent voisin de Cagnette s'étoient débordées lorsque j'entrai dans le territoire de ce bourg. Mes guides me dirent alors qu'on ne pouvoit, sans beaucoup risquer, continuer la route ordinaire, et qu'il falloit

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