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barbares en un même lieu; l'abandon général dans les maladies, et le défaut de secours et de remèdes ! Ce n'est là néanmoins que la moindre partie de leurs croix. Que ne leur en doit-il pas coûter de se voir éloignés de tout commerce avec les Européens, et d'avoir à vivre avec des gens sans mœurs et sans éducation, c'est-à-dire, avec des gens indiscrets, importuns, légers et inconstans, ingrats, dissimulés, lâches, fainéans, malpropres, opiniâtrément attachés à leurs folles superstitions, et, pour tout dire en un mot, avec des sauvages! Que de violence ne faut-il pas se faire ! que d'ennuis, que de dégoûts à essuyer! que de complaisances forcées ne faut-il pas avoir! combien ne doit-on pas être maître de soi-même! Un missionnaire, pour se faire goûter de ses sauvages, doit en quelque sorte devenir sauvage lui-même.

Il faut pourtant l'avouer, on est amplement dédommagé de toutes ces peines, non-seulement par la joie intérieure qu'on ressent de coopérer avec Dieu au salut de tant d'âmes qui ont toutes coûté le précieux sang de JésusChrist, mais encore par la satisfaction que l'on a de voir plusieurs de ces infidèles qui, ayant une fois embrassé la foi, ne se démentent jamais de la pratique exacte des devoirs du christianisme : en sorte qu'il arrive en cela, comme en bien d'autres choses, que les racines sont amères et que les fruits sont doux. C'est en suivant ce plan que nous venons de faire, le père Bessou et moi, un assez long voyage chez les Indiens qui sont au haut des rivièresd'Ouyapoc et de Camoppi, afin de les engager à se réunir et à se fixer dans une bourgade, où l'on puisse facilement les instruire des vérités de la religion. C'est un projet que j'avois formé il y a long-temps, et que je n'ai pu exécuter plus tôt, parce que les Palikours et les nations plus voisines ont attiré jusqu'ici toute mon attention. Mais des personnes, à l'autorité desquelles je dois déférer,

ont jugé qu'il ne falloit pas différer plus long-temps de travailler à la conversion des Ouens, des Coussanis et des Taroupis, qui sont répandus le long de ces deux rivières, J'ai lieu de croire que Dieu bénira cette entreprise.

Je partis donc le 3 novembre de l'année dernière pour me rendre à la mission de Saint-Paul, où je devois m'associer le père Bessou. Je fus agréablement surpris de trouver ce village beaucoup plus nombreux qu'il n'étoit la dernière fois que j'y allai; outre plusieurs familles de Pirious, de Palanques et de Macapas, qui s'y sont rendues de nouveau, la nation des Caranes y est maintenant établie tout entière, et en fait un des plus beaux ornemens; car, de toutes ces nations barbares, c'est celle où l'on trouve plus de disposition à la vertu. Mais ce qui me toucha infiniment, ce fut de voir l'empressement extraordinaire de ces peuples à se faire instruire. Au premier coup de cloche qu'ils entendent, ils se rendent en foule à l'église, où leur attention est extrême; le temps qu'on emploie matin et soir à leur faire des catéchismes réglés leur paroît toujours trop court; il ne suffit pas même à plusieurs il faut que le missionnaire ait encore la patience de leur répéter en particulier ce qu'il leur a expliqué dans l'instruction publique. Une si grande ferveur, si peu conforme au génie et au caractère de ces nations, me fait croire que la chrétienté de Saint-Paul deviendra un jour très-florissante.

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Après avoir demeuré trois jours dans la mission de Saint-Paul, nous nous mîmes en route, le père Bessou et moi, chacun dans notre canot. Dès la première journée, je trouvai un fameux praye, nommé Canori, qui s'est fort accrédité parmi les sauvages, et avoit eu l'audace, pendant une courte absence du père Dayma, de venir dans sa mission de Saint-Paul, et de faire ses jongleries tout autour de la case qu'il avoit nouvellement construite

pour son logement. Je tâchai de savoir quelles avoient été ses intentions, mais ce fut inutilement: on ne tire jamais la vérité de ces sortes de gens accoutumés de longue main à la perfidie et au mensonge. Ainsi, prenant le ton qui convenoit, je lui remis devant les yeux les impostures qu'il mettoit en œuvre pour abuser de la simplicité d'un peuple crédule, en le menaçant que s'il approchoit jamais de la peuplade de Saint-Paul, il y trouveroit le châtiment que méritoient ses fourberies. Ce qui met en crédit ces sortes de pyayes, c'est le talent qu'ils ont de persuader aux Indiens, surtout quand ils les voient attaqués de quelque maladie, qu'ils sont les favoris d'un esprit beaucoup supérieur à celui qui tourmente le malade; qu'ils vont monter au ciel pour appeler cet esprit bienfaisant, afin qu'il chasse l'esprit malin, seul auteur des maux qu'il souffre; mais pour l'ordinaire ils se font payer leur voyage d'avance, et très-chèrement. Ainsi, que le malade vienne à mourir entre leurs mains, ils sont toujours sûrs de leur salaire.

Le II du même mois, nous entrâmes dans la rivière de Camoppi, environ sur les sept heures du matin, laissant la rivière d'Ouyapoc à notre gauche, et nous réservant à la monter à notre retour. Le Camoppi est une assez grande rivière, moins grande que l'Ouyapoc, mais beaucoup plus facile à naviguer. Il y a pourtant des sauts en quantité; nous en traversâmes un surtout, le 15, qui étoit fort long, et très - dangereux quand les eaux sont hautes. Aussi ne s'avise-t-on guère de le franchir alors, principalement quand on a des marchandises; on aime mieux faire des portages, quelque pénibles qu'ils soient, et c'est à quoi ne manquent jamais ceux qui vont chercher le cacao. J'aurois peine à vous exprimer le profond silence qui règne le long de ces rivières; on fait des journées entières sans presque voir ni entendre aucun oiseau. Ce

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pendant cette solitude, quelque affreuse qu'elle paroisse d'abord, a je ne sais quoi dans la suite qui dissipe l'ennui. La nature, qui s'y est peinte elle-même dans toute sa simplicité, fournit à la vue mille objets qui la récréent. Tantôt ce sont des arbres à haute futaie, que l'inégalité du terrain présente en forme d'amphithéâtre, et qui charment les yeux par la variété de leurs feuilles et de leurs fleurs. Tantôt ce sont de petits torrens ou cascades, qui plaisent autant par la clarté de leurs eaux que par leur agréable murmure. Je ne dissimulerai pas pourtant qu'un pays si désert inspire quelquefois je ne sais quelle horreur secrète, dont on n'est pas tout-à-fait le maître, et qui donne lieu à bien des réflexions. Combien de fois me disois-je, dans mes sombres rêveries: Comment est-il possible que la pensée ne vienne point à tant de familles indigentes, qui souffrent en Europe toutes les rigueurs de la pauvreté, de venir peupler ces vastes terres, qui, par la douceur du climat et par leur fécondité, semblent ne demander que des habitans qui les cultivent? Un autre plaisir bien innocent que nous goûtâmes dans ce voyage, c'est que les eaux étant basses et fort claires, nous vîmes souvent des poissons se jouer sur le sable, et s'offrir d'euxmêmes à la flèche de nos gens, qui ne nous en laissèrent pas manquer.

Ce fut le 16 que nous nous trouvâmes aux premières habitations des Ouens ou Ouayes. Ces pauvres gens nous firent un très-bon accueil; toutes les démonstrations d'amitié dont un sauvage est capable, ils nous les donnèrent. Ils parurent charmés de la proposition que nous leur fimes de venir demeurer avec eux, pour les instruire des vérités chrétiennes, et leur procurer le même bonheur qu'aux Pirious. Ils se regardoient les uns les autres, et marquoient leur étonnement de ce que, loin de leur rien demander, nous leur faisions présent de mille choses qui

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en elles-mêmes étoient de peu de valeur, mais dont les sauvages sont fort curieux. Il n'y eut aucun d'eux qui ne promît de venir défricher des terres dans l'endroit que nous avons choisi, c'est-à-dire, dans cette langue de terre que forme le confluent des rivières d'Ouyapoc et de Camoppi. J'avois déjà jeté les yeux sur cet emplacement en l'année 1729. Mais aujourd'hui que je l'ai examiné de près, je ne crois pas qu'on puisse trouver un endroit plus commode, et plus propre à y établir une peuplade. Il plut également au père Bessou, qui est destiné à gouverner cette peuplade quand les Indiens y seront rassemblés. Nous nous arrêtâmes le 17, pour nous reposer ce jour-là, et pour renouveler nos petites provisions qui commençoient à nous manquer. Le lendemain matin nous reprîmes notre route. Nous passâmes devant une petite rivière nommée T'amouri, que nous laissâmes à notre droite. Il faut la remonter pendant trois jours, et marcher ensuite trois autres jours dans les terres, pour aller chez une nation qu'on nomme Caïcoucianes, dont la langue approche assez du langage galibi, et est la même que celle des Armagatous. Nous aurions bien voulu visiter ces pauvres infidèles; mais les eaux étoient trop basses, et ce n'étoit pas là le principal but de notre voyage. Nous nous contentâmes de lever les mains au ciel, pour prier le père des miséricordes de bénir les vues que nous avons de les réunir aux autres nations que nous devons rassembler. J'ai lieu de croire qu'ils ne sont point éloignés du royaume de Dieu. Quelques-uns d'eux, ayant visité la peuplade de Saint-Paul, ont été si contens de ce qu'ils y ont vu, que je ne doute pas qu'ils ne descendent bientôt à l'embouchure de leur rivière, pour se transporter au lieu où l'on fixera la nouvelle mission, surtout si les Armagatous veulent pareillement y venir. Quelques-uns de la nation des Ouens doivent aller leur rendre visite, et les y inviter de ma part.

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