sion, où il a planté son manioc, et où il construit une case pour lui et pour tous ceux de sa famille. Le père les trouva fort bien instruits, et les dispose maintenant à recevoir le baptême. Je suis, avec bien du respect, etc. LETTRE DU PÈRE FAUQUE AU PÈRE *** A Cayenne, le 27 décembre 1744. MON RÉVÉREND PÈRE, je vous fais part de la plus sensible joie que j'aie goûtée de ma vie, en vous apprenant l'occasion que je viens d'avoir de souffrir quelque chose pour la gloire de Dieu. J'étois retourné à Ouyapoc le 25 octobre dernier. Quelques jours après, je reçus chez moi le père d'Autilhac qui s'étoit rendu à sa mission d'Ouanari, et le père d'Huberlant, qui reste au confluent des rivières d'Ouyapoc et de Camoppi, où il forme une nouvelle chrétienté. Nous nous trouvâmes donc trois missionnaires ensemble, et nous goûtions le plaisir d'une réunion si rare dans ces contrées, lorsque la Providence divine permit, pour nous éprouver, un de ces événemens imprévus qui détruisent dans un jour le fruit des travaux de plusieurs années. Voici le fait avec toutes ses circonstances. A peine la guerre a-t-elle été déclarée en Europe entre la France et l'Angleterre, que les Anglois sont partis de l'Amérique septentrionale pour venir croiser aux îles sous le vent de Cayenne. Ils résolurent de toucher ici dans l'espérance de prendre quelque vaisseau, de piller quelques habitations, mais surtout pour tâcher d'avoir quelque connoissance d'un senau qui s'étoit perdu depuis peu de temps auprès de la rivière de Maroni. Ayant donné trop au sud, et manquant d'eau, ils s'approchèrent d'Ouyapoc pour en faire. Nous aurions dû naturellement en être instruits, soit par les sauvages qui sortent fréquemment pour la pêche ou pour la chasse, soit par un corps-de-garde que notre commandant a sagement placé sur une montagne à l'embouchure de la rivière, d'où l'on découvre à trois ou quatre lieues au large : mais, d'un côté, les sauvages arouas qui venoient de Mayacoré à Ouyanari, ayant été arrêtés par les Anglois, leur donnèrent connoissance de la petite colonie d'Ouyapoc qu'ils ignoroient, et sur laquelle ils n'avoient nulle vue en partant de leur pays; et d'autre part les gens qui étoient en faction, et qui devoient nous garder, leur servirent euxmêmes de conducteurs pour nous surprendre. Ainsi tout concourut à nous faire tomber entre les mains de ces corsaires. Leur chef étoit le sieur Siméon Potter, créole de la Nouvelle-Angleterre, armé en guerre avec commission du sieur Williams Gueene, gouverneur de Rodelam, et commandant du bâtiment le prince Charles de Lorraine, de dix pièces de canon, douze pierriers et soixante et un hommes d'équipage. Ils mouillèrent le 6 novembre, et firent de l'eau à la montagne d'Argent. (C'est ainsi qu'on nomme dans ce pays la pointe intérieure de la baie de la rivière d'Ouyapoc.) Le 7, leur chaloupe, revenant à bord, aperçut un canot de sauvages qui venoient du cap d'Orange. (C'est le cap qui forme l'autre pointe de la baie.) Les Anglois vont à eux, intimident les Indiens par un coup de pierrier, les arrêtent et les conduisent au vaisscau. Le lendemain, ayant vu du feu pendant la nuit sur une autre montagne qu'on nomme la montagne à Lucas, ils y allèrent et prirent deux jeunes garçons qui y étoient en sentinelle, et qui auroient eu le temps de venir nous avertir, mais dont l'un, traître à sa patrie, ne le voulut pas. Après avoir appris, par leur moyen, la situation, la force, et généralement tout ce qui regardoit le poste d'Ouyapoc, ils se déterminèrent à le surprendre : ils tentèrent même l'entreprise la nuit du 9 au 10. Mais, craignant que le jour ne survînt avant leur arrivée, ils rebroussèrent chemin, et se tinrent cachés toute la journée du 10. La nuit suivante, ils prirent mieux leurs mesures; ils arrivèrent peu après le coucher de la lune, et, guidés par les deux jeunes François, ils mirent à terre environ à cinquante toises du poste d'Ouyapoc. La sentinelle crut d'abord que c'étoient des Indiens ou des nègres domestiques, qui vont et viennent assez souvent pendant la nuit. Il cria : on ne répondit point, et il jugea dès - lors que c'étoient des ennemis. Chacun s'éveilla en sursaut; mais ils furent dans la place avant qu'on eût seulement le temps de se reconnoître. Pour moi, qui logeois hors du fort, et qui m'étois levé au premier cri du factionnaire, ayant entr'ouvert ma porte, je les vis défiler en grande hâte devant moi, sans en être apercu, et aussitôt je courus éveiller nos pères. Une surprise si inopinée au milieu d'une nuit obscure, la foiblesse du poste, le peu de soldats qu'il y avoit pour le garder (car ils n'étoient pas pour lors plus de dix ou douze hommes), les cris effroyables d'une multitude qu'on croit et qu'on doit naturellement croire plus nombreuse qu'elle n'est, le feu vif et terrible qu'ils firent de leurs fusils et de leurs pistolets à l'entrée de la place; tout cela obligea chacun, par un premier mouvement dont on n'est pas maître, à prendre la fuite, et à se cacher dans les bois dont nous sommes environnés. Notre commandant tira pourtant, et blessa au bras gauche le capitaine anglois, jeune homme d'environ trente ans. Ce qu'il y a de singulier, c'est que ce capitaine fut le seul de sa troupe et de la nôtre qui fut blessé. Cependant les deux missionnaires, qui n'avoient point charge d'âmes dans ce poste, et dont l'un, par zèle et par amitié, vouloit rester à ma place, pressés par mes sollicitations, s'enfoncèrent dans le bois avec quelques Indiens de leur suite et tous nos domestiques. Pour moi, je restai dans ma maison, qui étoit éloignée du fort d'une cinquantaine de toises, résolu d'aller premièrement à l'église pour consumer les hosties consacrées, et ensuite de donner les secours spirituels aux François, supposé qu'il y en eût de blessés, comme je le craignois, présumant avec raison, après avoir entendu tirer tant de coups, que nos gens avoient fait quelque résistance. Je sortois déjà pour exécuter le premier de ces projets, lorsqu'un nègre domestique, qui, par bon cœur et par fidélité (qualités rares parmi les esclaves), étoit resté avec moi, me représenta qu'on me découvriroit infailliblement, et qu'on ne manqueroit pas de tirer sur moi dans cette première chaleur du combat. J'entrai dans ses raisons, et, comme je n'étois resté que pour rendre à mes ouailles tous les services qui dépendoient de mon ministère, je me fis scrupule de m'exposer inutilement, et je me déterminai à attendre la pointe du jour pour paroître. Vous pouvez aisément conjecturer quelle fut la variété des mouvemens qui m'agitèrent pendant le reste de la nuit. L'air retentissoit continuellement de cris, de huées, de hurlemens, de coups de fusil ou de pistolet. Tantôt j'entendois enfoncer les portes, les fenêtres, renverser avec fracas les meubles des maisous; et, comme j'étois assez près pour distinguer parfaitement le bruit qu'on faisoit dans l'église, je fus saisi tout à coup d'une horreur secrète, dans la crainte que le saint - sacrement ne fût profané. J'aurois voulu donner mille vies pour empêcher ce sacrilége, mais il n'étoit plus. temps. Pour y obvier néanmoins par la seule voie qui me restoit, je m'adressai intérieurement à Jésus-Christ, et je le suppliai instamment de garantir son sacrement adorable des profanations que j'appréhendois; ce qu'il fit d'une manière si surprenante, qu'elle peut être regardée avec raison comme une merveille. Pendant tout ce tumulte, mon nègre, qui sentoit parfaitement le danger que nous courions, et qui n'avoit pas les mêmes raisons que moi de s'y exposer, me proposa plusieurs fois de prendre la fuite; mais je n'avois garde de le faire : je connoissois trop les obligations de mon emploi, et je n'attendois que le moment où je pourrois aller au fort pour voir en quel état étoit le détachement françois, dont je croyois une bonne partie morts ou blessés. Je dis donc à l'esclave que, dans cette occasion, il étoit son maître; que je ne pouvois pas le forcer de rester avec moi, qu'il me feroit néanmoins plaisir de ne pas m'abandonner. J'ajoutai que, s'il avoit quelque péché grave sur la conscience, il feroit fort bien de se confesser pour être prêt à tout événement; que d'ailleurs il n'étoit pas sûr qu'on nous ôtât la vie. Ce discours fit impression sur lui; il reprit cœur, et tint ferme. Dès que le jour parut, je courus à l'église, en me glissant dans les taillis; et, quoiqu'il y eût des sentinelles et des maraudeurs de tous côtés, j'eus le bonheur de n'être pas aperçu. A l'entrée de la sacristie, que je trouvai ouverte, les larmes me vinrent aux yeux, quand je vis l'armoire des ornemens et du linge, et celle où je tenois le calice et autres vases sacrés, enfoncées, brisées, et plusieurs ornemens épars çà et là. J'entre dans le choeur de l'église je vois l'autel à moitié découvert, les nappes ramassées en tas : je regarde le tabernacle, et, n'apercevant pas un peu de coton que j'avois coutume de mettre à l'entrée de la serrure, pour empêcher les ravers (espèce de laons) d'y pénétrer, je crus que la porte étoit aussi enfoncée; mais, y ayant porté la main, je trouvai qu'on n'y avoit pas touché. Saisi d'admiration, de joie et de reconnois |