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secrète; vous êtes vous, je suis moi, et nous restons ainsi ce que nous sommes.

Car la nature désire que chaque chose reste ellemême. Tandis que chaque individu utte pour croître et exclure, pour grandir exclusivement jusqu'aux extrémités de l'univers et imposer la loi de son être à chaque créature, la nature s'arme promptement pour nous protéger les uns contre les autres. Chacun est défendu par lui-même. Rien n'est plus marqué que la puissance par laquelle les individus sont protégés contre les individus, dans un monde où chaque bienfaiteur devient si aisément malfaisant, rien que par la continuation de son activité dans des lieux où elle n'est pas nécessaire; dans un monde où les enfants sont tant à la merci de leurs insensés parents, où presque tous les hommes sont trop sociables et trop empressés. Nous parlons bien justement des anges gardiens de l'enfance. Combien ils nous sont supérieurs par la sécurité qui les abrite contre les instructions des mauvaises personnes, par l'absence de vulgarité et de restriction mentale! Ils répandent leur abondante beauté sur les objets qu'ils contemplent. Aussi ne sont-ils pas comme nous, adultes, à la merci de tristes précepteurs. Si nous les grondons et que nous leur fassions peur, ils ne vont pas méditer là-dessus aussitôt et chercher un refuge en eux-mêmes, et si nous leur passons leurs folies, ils trouvent aussitot des limites qui les arrêtent.

Nous ne devons pas redouter une excessive influence néanmoins. Une contiance plus généreuse nous est permise. Servez les grands. Ne vous inquiétez pas de l'humiliation; ne refusez pas tout service qu'il vous est possible de leur rendre. Soyez le membre de leur corps, le souffle de leur bouche. Compromettez votre égoïsme. Quelle importance a-t-il si vous pouvez gagner quelque chose de plus grand et de plus noble? Ne craignez ja

mais la raillerie qui vous taxera de boswellisme '. La dévotion peut aisément être plus grande que le misérable orgueil qui garde son quant à soi. Sois un autre que toi; sois non pas toi-même, mais un platonicien ; non pas une âme, mais un chrétien; non pas un naturaliste, mais un cartésien; non pas un poëte, mais un shakspearien. Le char de tes tendances ne s'arrêtera pas; toutes les forces de l'inertie, de la crainte et de l'amour ne te retiendront pas. En avant et pour toujours! Le microscope observe une monade ou un insecte circulant dans l'eau: d'abord un point apparait sur cet animalcule; puis le point s'élargit, et prend la forme d'un trou et laisse voir deux animalcules parfaitement distinctes. Ce détachement continu ne se manifeste pas moins dans toute pensée, dans toute société. Les enfants pensent qu'ils ne peuvent vivre sans leurs parents. Mais longtemps avant qu'ils soient avertis, le point noir a paru, le détachement s'est opéré. Quelque accident se chargera de les avertir de leur indépendance.

Mais ce mot grands hommes est injurieux. Sont-ils une caste? est-ce leur destinée d'être ainsi? Qu'advient-il alors des promesses faites à la vertu? Les jeunes gens se lamentent à propos de cette superfétation de la nature. Beau et généreux est votre héros, dit-il; mais regardez là-bas le pauvre Paddy; regardez à cette nation entière de Paddys. Pourquoi depuis le commencement de l'histoire jusqu'à nos jours les masses ne sont-elles chair à canon et à épées? L'idée ennoblit quelques chefs qui ont sentiment, opinion, amour, respect d'eux-mêmes, et qui rendent la mort et la guerre des choses sacrées; mais

que

1 Ce substantif, forgé par Emerson pour désigner une sorte d'idolâtrie envers un homme, a son origine dans l'amour enfantin, presque instinctif et passionné que Boswell, le biographe de Samuel Johnson, porta au célèbre critique anglais,

quelle récompense existe-t-il pour les misérables qu'ils soldent et tuent? Le peu de prix de la vie humaine est le sujet de la tragédie qui se joue chaque jour. C'est un aussi grand malheur qu'il y ait des gens vils que si nous étions vils nous-mêmes, car enfin nous devons vivre en société.

la En réplique à ces objections, on peut dire que société est une école pestalozzienne où tous sont maitres et disciples chacun à leur tour. Nous sommes également servis par les dons que nous recevons, par les dons que nous faisons. Les hommes qui savent les mêmes choses ne sont pas longtemps l'un pour l'autre la meilleure ni la plus désirable compagnie. Mais amenez auprès de chacun d'eux une intelligente personne qui ait une autre expérience, et c'est comme si vous laissiez couler l'eau d'un lac en creusant un peu plus bas que son bassin naturel. C'est un grand bienfait pour chaque orateur, et qui semble au premier abord un avantage mécanique, que de pouvoir se peindre sa propre pensée. Nous passons vite dans nos humeurs personnelles de la dignité à la dépendance. Si quelqu'un d'entre nous ne paraît jamais monter sur le trône, mais toujours servir, toujours se tenir debout, c'est parce que nous ne voyons pas la société pendant une assez longue période pour que la rotation complète ait eu lieu. Quant à ce que nous appelons les masses et les hommes communs, cela n'existe pas. Tous les hommes ont en fin de compte la même taille : le véritable art n'est possible que par la conviction que chaque talent a son apothéose quelque part. Un champ immense est ouvert, un beau rôle et de frais lauriers sont réservés à ceux qui sauront les conquérir; mais le ciel réserve pour chacune de ses créatures une carrière égale. Chacun d'entre nous est mal à l'aise jusqu'à ce qu'il ait reflété ses rayons particuliers dans la sphère concave, et con

templé son talent dans sa récente noblesse et dans son enthousiasme.

Les héros de l'heure présente sont grands relativement; leur grandeur se produit vite; dans la minute même du succès éclot pour eux la qualité qui leur est nécessaire. Mais d'autres jours demanderont d'autres qualités. Quelques rayons échappent à l'observateur vulgaire et demandent toujours un œil qui les perçoive. Demandez au grand homme s'il ne peut pas exister de plus grands hommes que lui. Ses compagnons existent, non pas de moins grands, mais de plus grands encore. La nature n'envoie jamais un grand homme sur notre planète sans confier ses secrets à une autre âme.

Un fait gracieux sort de ces études, et ce fait c'est la progression ascensionnelle de notre amour. Les réputations du dix-neuvième siècle seront citées un jour comme exemples de sa barbarie. Le génie de l'humanité est le sujet réel dont la biographie est écrite dans nos annales. Nous devons faire beaucoup d'inductions et combler dans nos souvenirs beaucoup de vides. L'histoire de l'univers est symptomatique, la vie est mnémonique. Dans toute la procession de ces hommes fameux, aucun homme n'est raison ou illumination, ou l'essence enfin que nous cherchions; il n'est que la manifestation dans un lieu différent de possibilités nouvelles. Puissions-nous un jour compléter l'immense figure que composent jusqu'à présent ces points apparents! L'étude de nombreux individus nous conduit dans une région élémentaire où l'individu est perdu, où tous les sommets sont égaux. La pensée et le sentiment qui vivent dons cette région ne peuvent être emprisonnés dans l'étroite enceinte d'aucune personnalité. Le secret de la puissance des plus grands hommes, c'est que leur esprit se répand sans contrainte. Une nouvelle qualité de l'esprit voyage jour et nuit depuis son origine dans des cercles concen

triques et se rend visible par des méthodes inconnues; l'union de tous les esprits apparaît intime; la force qui ouvre les portes à l'un est impuissante pour repousser les autres; la plus petite acquisition de vérité et d'énergie, dans le coin le plus caché, sert à la société tout entière. Si les différences de talent et de position s'évanouissent lorsque nous suivons les individus pendant toute la durée nécessaire pour compléter la carrière de chacun d'eux, combien disparaît plus vite encore cette apparente injustice lorsque nous arrivons à reconnaître l'identité de tous les individus, et que tous sont faits de la substance qui gouverne, ordonne et agit!

Le génie de l'humanité, c'est là le vrai point de vue sous lequel l'histoire doit être envisagée. Les qualités subsistent toujours; les hommes qui les manifestent en ont tantôt plus, tantôt moins et disparaissent; les qualités vont se reposer sur un autre front. Aucune expérience ne nous est plus familière. Vous avez vu une fois ces phénix, ils sont partis, mais le monde n'est pas pour cela désenchanté. Les vases sur lesquels vous lisiez des emblèmes sacrés se métamorphosent en vulgaire poterie, mais le sens de leurs peintures est sacré, et vous pouvez lire encore leurs embièmes écrits sur les murailles du monde. Pendant un temps, nos maîtres nous servent personnellement comme de mesures pour nos progrès. Autrefois ils étaient des anges de sagesse, et leur figure touchait le ciel. Ensuite nous les avons vus de plus près, nous avons vu leurs moyens, leur culture, leurs limites, et ils ont cédé la place à d'autres génies; heureux si quelques noms sont restés si élevés qu'il ne nous ait pas été possible de les étudier de plus près, si l'àge et la comparaison ne les ont pas dépouillés de quelques rayons. Mais plus tard nous cesserons de chercher dans les hommes la complète unité, nous nous contenterons de leurs qualités sociales et des qualités qui leur sont

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