lonté. Quoi qu'il en soit, ce mot n'en est pas moins commun aux quatre langues, et cette communauté est une raison pour admettre une dérivation plutôt latine que celtique. C'est grâce à ces tendances connexes que l'article, qui s'est introduit dans les quatre langues romanes, a été, dans toutes, tiré du pronom latin ille. De la même façon, dans aucune, le neutre n'a subsisté, et elles se sont réduites au masculin et au féminin. La conjugaison, en ce qu'elle a de dissemblable de la conjugaison latine, est également caractéristique; toutes quatre ont ce temps passé qui est composé du participe passif avec le verbe avoir : j'ai aimé, ai amat, ho amato, he amado. Le conditionnel, qui manque au latin, existe dans toutes les quatre j'aimerais, amaria, amerei, amara ou amaria. Je termine ces exemples par une concordance véritablement frappante, c'est celle de l'adverbe. L'adverbe latin ne suggéra rien qui convint; la terminaison en e, comme male, ou en ter, comme prudenter, ne trouva pas à se placer, sans doute parce que, le sens de ces désinences étant complétement perdu, l'oreille et l'esprit cherchèrent quelque chose de plus significatif. C'est le mot mens qui, dans les quatre langues, se transformant en suffixe purement grammatical, est devenu la base de l'adverbe, et comme mens est du féminin, toutes quatre ont observé l'accord de l'adjectif avec ce substantif ainsi employé. D'après cette règle, ont été formés : les adverbes français chèrement, hardiement, outréement (je cite les vieux mots, parce qu'ils sont réguliers; j'expliquerai plus bas en quoi et comment certains adverbes mo dernes se sont altérés); les adverbes provençaux caramen, arditamen; les adverbes italiens caramente, arditamente; les adverbes espagnols caramente, friamente. On le voit, nulle anomalie ne se présente; dans la vaste étendue où le latin se décomposait et où les langues nouvelles se faisaient, le mot mens s'est combiné en adverbe et a régulièrement commandé l'accord avec son adjectif. A mon avis, on ne peut étudier trop minutieusement le travail de transformation qui s'est opéré alors. Sans parler du provençal, qui est déjà une langue morte, ou du moins une langue réduite à l'état de patois, l'italien, le français et l'espagnol comptent bien des siècles d'existence, règnent sur des populations nombreuses, et ont produit de merveilleux chessd'œuvre. Eh bien! tout cela est né dans une époque dont les limites sont déterminées; tout cela s'est fait d'une langue antérieure qui se défaisait; tout cela appartient à un temps pleinement historique, que ne voilent pas les ténèbres d'une longue antiquité; tout cela est dû à l intervention de causes que j'appellerai historiques, puisqu'elles ont dépendu de l'état des nations romanes et des envahisseurs germains. C'est donc le cas le plus favorable où l'on puisse rechercher le mode de formation de ces grands instruments de la vie commune, de la pensée, de la civilisation, les langues. Plus on pénétrera ce mécanisme, quant aux idiomes romans, plus on fortifiera la chaîne des inductions, quant aux langues dont elles émanent et qui se perdent dans l'âge anté-historique. Il faut donc chasser, s'il en reste quelque trace, l'opinion qui jadis délais sait cette étude, comme relative à une barbarie grossière. Je crois que le mot de barbarie est impropre pour caractériser le phénomène. Je l'appellerai décomposition, ce qui concilie, en l'expliquant, le désaccord des jugements. Cette décomposition, comme tous les mouvements intestins de ce genre, a son côté repoussant; et, quand on voit ce noble et sévère latin dépouillé de ses cas, altéré dans ses formes, ruiné dans sa syntaxe, l'esprit est désagréablement affecté par le spectacle de ces éléments morts et dissociés. Mais on ne doit pas pour cela négliger l'autre phase, c'est-àdire la recomposition qui se fait simultanément, et qui tire de ces débris une nouvelle vie et de nouveaux destins. Ceci est comparable aux formations géologiques pour l'étendue et la régularité. Ce ne sont pas des amas çà et là disséminés par l'action turbulente et saccadée de mille courants variables; mais ce sont des dépôts produits par l'action lente et uniforme de vastes mers et de grands lacs. Étant établi que des causes constantes de décomposition et de recomposition sont intervenues, il n'y a pas plus, en général, de place pour le caprice que pour la barbarie, si barbarie est synonyme de barbarisme. Ces deux conditions sont incompatibles; qui reconnaît l'une écarte l'autre. Il est bien vrai que le latin, à cette époque de décadence, devient barbare, car il devient en désaccord avec ses propres règles et ses analogies intimes. Mais il n'est pas vrai que la nouvelle langue qui se dégage soit entachée de ce vice, car elle se fait ses règles, sa grammaire, ses analogies, tellement puissantes, que, ainsi que je l'ai dit, elles s'étendent sur d'immenses régions; ces irrégularités, qu'elle pourra dissimuler plus tard sous l'éclat véritable d'une heureuse culture, elle les contractera quand, dans le cours du temps, elle oubliera çà et là l'esprit qui présidait à sa naissance. Dans cette succession d'un idiome à un autre, on a un exemple instructif de la filiation qui s'applique à toute chose dans le domaine de l'histoire. De même qu'ici une portion des mots et de leurs flexions devient inutile et meurt, tandis que le reste se prolonge et fructifie, de même, dans l'ensemble des institutions sociales, une part se déforme et se détruit, une autre part se modifie et se transmet vivante et agissante. L'interruption n'est nulle part, la filiation est partout. Au temps qui nous occupe, ce qui ruina le latin, ce fut que la signification des cas se perdit parmi les populations; ce qui fonda les langues romanes, ce fut qu'il fallut suppléer à cette lacune. Le génie des temps nouveaux ne faillit pas à son office; et, sous l'impulsion du génie ancien dont il avait l'héritage, sous la pression des circonstances qui s'imposaient, il sut, nous pouvons le dire, nous qui lui devons ce que nous sommes, il sut : Signatam præsente nota procudere linguam, si l'on me permet de détourner ainsi le vers d'Horace. D'après une opinion fort accréditée dans le dixseptième siècle, on voulait que les mots français vinssent des mots italiens correspondants, comme si sans doute l'Espagne, le pays d'Oc et le pays d'Oil avaient été des terres barbares où le nouveau latin eût pénétré comme avait fait l'ancien. Cette opinion est, de tout point, erronée. Il y a entre ces idiomes non pas un rapport de filiation, mais un rapport de confraternité. Toutes ces formations sont contemporaines, semblables par le fond et par les tendances, différentes par les conditions locales. A un certain point de vue, on peut considérer l'italien, l'espagnol, le provençal et le français comme quatre grands dialectes qui ont reçu leurs caractères spécifiques par l'empreinte des lieux, des circonstances et des antécédents. Puis, au-dessous de ce premier étage, viennent les dialectes secondaires, qui se comportent aussi à l'égard de chacune des quatre langues comme autant de productions simultanées, mais qui présentent leurs particularités dans un champ beaucoup plus rétréci. Il ne s'agit plus de vastes régions soumises tout entières à un régime qui, le même dans son ensemble, ne reconnaît pour limites que de hautes montagnes ou des fleuves profonds; ce sont seulement des provinces aussi bien en philologie qu'en géographie. Enfin on peut poursuivre cette division jusqu'au bout et aller aux plus petites circonscriptions où ne cessent pas de s'unir, tout en se combattant, la généralité régulatrice due au système et la diversité dialectique due aux influences locales. La langue d'Oil (car c'est d'elle surtout que je parle) compte trois dialectes principaux, le français proprement dit, le picard et le normand. Le français, qui appartient à l'Ile-de-France et qu'on peut prendre pour type, puisque en somme c'est celui qui a prévalu malgré des immixtions non petites, se distingue par la diphthongue oi : roi,roïne, estroit, espois, |