qu'on recherche l'étymologie, soit que l'on considère les mots et leur emploi, soit qu'on étudie les locutions, les tournures et les licences poétiques, les vers tiennent un rang considérable. Grâce à la mesure, à la césure, à la rime, on acquiert promptement des notions certaines sur la forme et l'articulation des anciens vocables qui, pour la plupart, sont devenus les nôtres. L'étude de la langue maternelle est une étude curieuse et utile, curieuse pour tous, car tous sont initiés spontanément, — utile, car la langue est un instrument qui se détériore ou se perfectionne, et dont la culture importe notablement à la culture générale de l'esprit national. Ce sont deux choses connexes que l'esprit national et la langue nationale, influant perpétuellement l'une sur l'autre. Et à cet égard le service rendu par l'érudition n'est pas petit d'avoir exhumé nos vieux monuments, appelé sur eux l'attention, et prolongé ainsi de plusieurs siècles la tradition de notre idiome. Quiconque donnera quelque attention aux innombrables difficultés assaillant celui qui parle ou qui écrit en français remarquera que bien des choses qui paraissent fixées ne le sont pas, même dans l'orthographe et dans la prononciation, où de grandes incertitudes sont courantes. Quand on voudra remédier au désordre, retenir ce qui doit être retenu, rectifier ce qui est encore rectifiable, c'est à un système qu'il faudra recourir, système qui ne peut reposer que sur l'usage, la tradition, le raisonnement et les règles qui dérivent de ces trois sources. La catastrophe qui a frappé la langue dans les quatorzième et quinzième siècles montre que le cours ་ spontané des choses est capable d'amener des altérations profondes, et qu'une intervention correctrice est toujours nécessaire. De même que la main de l'homme protége incessamment contre l'invasion de l'herbe et de la forêt primitive les champs qu'elle a défrichés, de même il est besoin de soigner ce champ du langage qui, lui aussi, a été défriché avec beaucoup de temps et de labeur. A la vérité, depuis le dix-septième siècle surtout, des grammairiens vigilants ont rendu beaucoup de services; mais l'ignorance générale où l'on était de la vieille langue a exercé son influence, et leurs travaux ont eu une direction exclusive. Ce fut un purisme abstrait qui intervint dans la décision des questions; n'ayant pas derrière lui l'appui solide de la tradition qu'il ignorait, qu'il dédaignait même, et tout disposé à traiter de barbare ce qui avait été auparavant, il prit le seul raisonnement pour son guide. De là le caractère étroit, souvent arbitraire, et par conséquent souvent incertain, qui affecte la grammaire française. Aujourd'hui que les défauts de ce régime s'accumulent, il est temps d'ajouter à l'autorité du raisonnement l'autorité de la tradition, qui s'offre féconde et abondante. Les littératures, par le fait des langues, sont spéciales, servant à caractériser tout particulièrement les grands individus qu'on nomme peuples, à la différence des sciences, qui, elles, ne sont le bien propre d'aucun. Celles-ci ont l'universalité; il n'est ni mathématique, ni astronomie, ni chimie, anglaise, italienne ou française, et les nations, du moins celles qui tiennent le premier rang dans le monde intellectuel, con 300 DE LA POÉSIE ÉPIQUE DANS LA SOCIÉTÉ FÉODALE. courent, chacune pour sa part, à édifier la science positive, œuvre de l'humanité où toutes les diversités nationales viennent se confondre. Mais l'individualité de la patrie est inscrite au front des littératures, et, pour connaître pleinement les peuples, il faut connaître non-seulement ce qu'ils ont fait, mais aussi ce qu'ils ont écrit. L'érudition fournit les matériaux à l'histoire, qui, sans ce travail préparatoire, mais essentiel, chancellerait de tous côtés. C'est ne pas la comprendre que de la dédaigner comme chose de pure curiosité, car elle est aussi nécessaire à la science sociale que les observations, les expériences, les dissections, le sont à la chimie, à la physique, à l'astronomie, à la biologie. Je pourrais, si c'était le lieu, montrer combien de points de vue elle a ouverts en ces derniers temps, et combien d'études elle a renouvelées. Ce qu'on doit lui demander, c'est, faisant avec clairvoyance ce qu'elle n'a fait qu'à tâtons jusqu'à présent, de se diriger par la véritable théorie historique dont la fondation est récente. Grâce à l'objet qu'ils s'étaient proposé, et qui est l'histoire littéraire de la France, les bénédictins ne se sont pas écartés du droit chemin, et leur œuvre, poursuivie par l'Académie des inscriptions, est une source inépuisable de recherches, de documents, de renseignements. SOMMAIRE. (Revue des Deux Mondes, 1er juillet 1847.) Cet essai est né d'une comparaison qui se présenta d'elle-même entre la poésie homérique et les chansons de geste. Ouvrir Homère, en lire une page a toujours été et est encore un charme pour moi. Quant à la vieille langue française et aux chansons de geste, il n'y a guère qu'une vingtaine d'années que je les étudie, et cela grâce à feu Génin, qui m'entraîna vers ce champ et à qui je dois ainsi une source abondante de recherches et de pensées et une rénovation partielle de l'esprit. Dès que mes lectures furent assez avancées, certaines analogies d'idée et de langage me frappèrent entre la poésie homérique et la poésie féodale, et je me mis avec une sorte de passion, et, si l'on pouvait le dire d'un travail qui au fond est un pastiche, avec une sorte de verve à la translation d'un chant d'Homère en langue du treizième siècle. Il a fallu, on le comprend, me créer à cet effet un petit art poétique, à l'usage spécial d'une pareille œuvre. Aussi, dans neuf paragraphes qui forment la première partie, j'examine si l'ancien français est un patois barbare et indigne d'être appliqué à la magnifique épopée d'Homère; si la langue du treizième siècle n'offre pas des facilités particulières pour la traduction du poëte grec; quelle en est la grammaire, afin qu'on ne prenne pas pour des barbarismes les dissemblances avec la grammaire moderne; quelle en est l'orthographe, afin qu'on ne prononce pas les mots comme ils sont écrits, ce qui serait monstrueux, mais en se rapprochant de la prononciation moderne, qui, en beaucoup de cas, est un fidèle écho de la prononciation ancienne; quelles furent les règles de la versification, règles d'où les nôtres dérivent, mais qui sont plus conformes que les nôtres aux demandes de l'oreille; comment nos aïeux usèrent de la rime; quelle fut leur pratique au sujet de l'hiatus; comment le couplet, qui compose les chansons de geste, est constitué; enfin quelles sont les propriétés de l'archaïsme. La seconde partie est tout entière remplie par le premier chant de l'Iliade traduit en langue d'oïl. Des notes nombreuses expliquent les mots et les tournures difficiles à comprendre pour ceux qui ne sont pas familiers avec l'ancienne langue. Au reste, il faut bien savoir que chacun de nous l'est, même avant toute étude préalable, beaucoup plus qu'on ne le croit d'abord; car le fonds de l'ancienne langue, persistant dans la nouvelle, nous est connu d'avance, en qualité de fonds maternel. Faire des vers en langue d'oïl, est un travail comparable à faire des vers latins, et ne m'aurait pas attiré, s'il s'était agi de quelque effusion de poésie; mais vif a été l'attrait quand il me sembla que cette langue archaïque sonnait et pensait d'une façon qui ne discordait pas avec la poésie primitive d'Homère. Là est la curiosité de ce petit travail. 1. PREMIÈRE PARTIE L'ancien français est-il un patois barbare? Traduire un chant d'Homère en langage français du treizième siècle est un essai qui réclame toutes sortes de justifications et d'explications. Un pareil travail ne peut se présenter sans un passe-port, et je conviens tout le premier que si, en tournant les feuillets de cette Revue, on rencontrait sans avis préalable des vers écrits dans le goût du poëme de Berthe aux grands pieds, on aurait toute raison d'être surpris. C'est à prévenir cette première surprise qu'est destinée la brève dissertation qui précède cet essai, ou plutôt la dissertation et l'essai sont les deux parties d'un même tout. La première, sans le second, resterait à l'état d'hypothèse dépourvue de toute réalité et un simple paradoxe d'érudition; le second, sans la première, n'aurait aucune raison d'être et se présenterait comme une conclusion sans prémisses, et tous deux ont pour objet de prouver cette thèse, qu'Homère ne peut être |