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excuses devant l'esprit moderne. Il suffit, en effet, de se placer au point de vue qui est devenu le nôtre et de ne pas vouloir se prêter aux conditions mentales qui étaient celles des hommes passés, pour être vivement blessé du merveilleux grossier, inconséquent, inintelligible, qui est le fondement des poëmes antiques. C'est en effet en partant de là que, dans la célèbre querelle des anciens et des modernes, et plus tard encore, on a fait d'Homère le but d'une foule de critiques parfaitement justes et fondées pour un moderne, injustes et illusoires pour un ancien. Mais, si cette excuse est admise pour Homère, elle doit l'être aussi pour nos chansons de geste.

Toute espèce de merveilleux est absurde, je ne dis pas seulement en ce que le merveilleux choque directement notre expérience, désormais certaine, de la régularité naturelle des choses, mais parce qu'il implique nécessairement des contradictions inintelligibles. Prenez seulement le premier chant de l'Iliade: Achille, dans sa colère, va frapper du glaive Agamemnon; Minerve, envoyée par Junon, descend, arrête le bras du héros et l'apaise en lui promettant que celui qui l'offense lui payera l'affront au triple et au quadruple. Il semble donc que les deux déesses ont connaissance de l'avenir et savent d'avance à quel prix Achille reviendra prêter son secours aux Grecs. Tout aussitôt, comme si elles ignoraient ce qui vient de se passer, elles s'opposent à Jupiter, qui veut donner la victoire aux Troyens et satisfaire ainsi à la promesse qu'elles mêmes ont faite à Achille. Tout cela est un tissu de contradictions, et il serait facile de montrer que,

dans sa partie merveilleuse, le poëme n'est rien autre chose.

Le merveilleux des chansons de geste ne vaut pas mieux, mais ne vaut pas moins. Dans l'Énéide, Énée, pressant du pied le sol pour arracher un arbrisseau, entend une voix lamentable qui sort du fond du tombeau et l'avertit de fuir une terre avare, un rivage inhospitalier. Dans le poëme de Roncevaux, Aude, la sœur d'Olivier, la fiancée de Roland, demande à Charle magne à voir une dernière fois le corps des deux chevaliers. Agenouillée auprès des deux cadavres, elle voudrait entendre la voix d'Olivier et prie en ces termes : Glorieux sire, qui formas toute gent, Faites venir aucun demonstrement A la chetive, qui au moustier attend Que Oliviers me dise son talent (volonté).

Aussitôt Olivier prend la parole et lui annonce qu'elle touche au terme de sa vie :

Et s'en ira ensenble o (avec) son ami

Et o son frere qui la douleur souffri.

Quoi de plus comparable que ces deux récits, bien que suggérés par des sentiments différents? Ou bien encore Ajax, entouré dans la bataille par un nuage obscur, supplie Jupiter de dissiper les ténèbres et de le frapper du moins à la clarté du jour, et il obtient du dieu que la lumière soit rendue à la campagne ensanglantée. Semblablement Charlemagne, désespérant de retrouver à Roncevaux, parmi les monceaux de morts, les corps de ses barons, demande au ciel d'intervenir en sa faveur et de les lui désigner; aussitôt une aubépine fleurit auprès du corps de chaque chrétien.

Telle est la tournure générale des conceptions primitives; tandis que, pour nous autres modernes, 'ce qui constitue la grandeur d'un homme, c'est la pénétration de son esprit, l'élévation de son caractère et l'habileté avec laquelle il use des circonstances, au contraire, dans l'histoire légendaire, c'est l'intérêt que prennent à lui les puissances supérieures, c'est la force qu'elles lui prêtent, c'est le succès qu'elles lui assurent. On crée ainsi une sorte de rouage imaginaire dont l'impulsion décide de tout. L'histoire positive et l'histoire légendaire diffèrent entre elles comme la magie et la science. Pour les peuples enfants, le merveilleux, c'est l'imaginaire; pour la raison mûrie, le merveilleux, c'est le réel.

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Les poëmes de chevalerie sont divisés en sections d'un nombre variable de vers; ces sections ont reçu le nom de couplet et elles sont monorimes. Ce n'est pas que l'entre-croisement des rimes fût ignoré ou inusité à la même époque les poésies légères des trouvères offrent, en fait de croisement, des combinaisons trèsvariées; mais un usage tout différent avait prévalu pour les chansons de geste : là aucune variété dans la rime, qui ne changeait que de couplet à couplet.

J'ai cru ne devoir complétement ni suivre ni abandonner cet usage. J'ai divisé, il est vrai, en couplets le premier chant de l'Iliade; mais il m'a semblé que le système monorime était monotone, et, tout en m'y conformant dans certains couplets très-courts, j'ai en

général admis deux ou trois rimes sur lesquelles roule tout le couplet. Ce procédé a l'avantage d'échapper à la monotonie, et cependant d'atteindre le but que se proposaient instinctivement nos anciens poëtes, celui de conformer les consonnances au sentiment, à l'idée qui prédomine dans un certain morceau. De la sorte, chaque fois que le sentiment et l'idée changent, les rimes changent en même temps, et en cela je crois avoir suivi, sinon la lettre, du moins l'esprit de la vieille poésie.

Un ton nouveau est donné de couplet à couplet, car la poésie n'est pas sans affinités avec la musique. Tandis que l'une, emplissant l'oreille de sons harmonieux, a besoin, pour les soutenir, d'éveiller dans l'âme ces sentiments qui n'ont pas de paroles et n'atteint que vaguement la pensée, l'autre frappe directement la pensée et flatte en même temps l'oreille par une cadence qui la satisfait. Toutes deux s'adressent à un de nos sens, mais elles partent de là, l'une pour faire vibrer nos dernières fibres, l'autre pour toucher l'intelligence par le charme de la beauté abstraite et du langage qui, seul, sait la révéler. Toutes deux mettent l'ouïe dans leur intérêt; mais l'une déploie tout ce qu'elle a de puissance et d'habileté pour la captiver, l'autre s'en assure seulement par une sorte de murmure musical.

C'est pour suivre le besoin d'approprier les sons an sujet traité que nos vieux poëtes ont imaginė le couplet. Celui qui étudiera les commencements de notre poésie pour en rechercher historiquement les causes, les conditions et le caractère, sera amplement payé de sa peine. On s'est beaucoup épuisé en conjec

tures sur la manière dont la langue et la poésie de l'antiquité classique s'étaient formées; mais les tenta tives de ce genre n'ont pas toujours été bien conduites. Il ne faut pas s'engager directement dans le problème, il faut l'attaquer par la voie de la comparaison. Il se trouve que, dans un temps historique, il y a eu production spontanée de toutes ces choses qui, pour l'antiquité, sont reculées hors de la portée de notre vue. C'est là qu'on doit demander des renseignements sur la part que prennent, dans ce travail, les aptitudes naturelles de l'esprit humain, sur celle qui appartient aux conditions de l'époque, et sur celle enfin qui est du fait de l'âge antécédent. Après l'examen soigneux du grand avénement des langues et des littératures novolatines, on peut partir de ces données comme d'une base solide pour étudier la formation plus inconnue des langues et des littératures classiques. Cette manière de procéder rétrécit grandement le champ des hypothèses, et, dans une comparaison historique bien menée, la lumière ne manque jamais de se refléter des deux côtés.

Je l'ai déjà dit, le grand intérêt n'est pas à la Renaissance, vers laquelle se sont détournés nos préjugés classiques : il est à l'origine de toutes les choses modernes, dans cette immense rénovation qui succéda à une ruine immense. C'est alors qu'apparurent tant de véritables créations; c'est alors, pour me tenir dans mon sujet, que les langues et les poésies modernes vinrent remplacer les langues et les poèsies de l'antiquité détruite. Le vieil arbre reçut une greffe qui bientôt l'ombragea de rameaux vigoureux. Les

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