que les grammairiens indiens ont rédigé la table complète des radicaux de leur langue. C'est une liste tout ouverte d'étymologies. On n'a qu'à chercher un mot qui, pour le sens (le sens de ces radicaux est, on le conçoit, très-général) et pour la forme, réponde au mot roman examiné, et l'on aura une dérivation qu'on dira sanscrite. Mais le procédé n'est pas légitime, et la philologie ne peut y donner son assentiment. L'étymologie n'a de sûreté que quand elle possède une série de mots intermédiaires qui, pour la forme et pour le sens, comblent la lacune entre les deux extrêmes; et, ici, où la lacune est aussi grande que possible, puisqu'il s'agit de la langue la plus ancienne et de la langue la plus moderne, tout anneau manque, quand l'intermédiaire, latin ou autre, fait défaut, toute transition est coupée. On n'a aucune règle pour établir la mutation d'un mot sanscrit en un mot roman; on en a pour le passage du latin ou de l'allemand au roman; on en a aussi pour le rapport du sanscrit au grec, au latin, à l'allemand. Mais la métamorphose des lettres, qui fait le fond de toute étymologie, n'a de puissance explicative que jusqu'au deuxième degré; elle n'en a plus au troisième ni au quatrième, car quel quefois il faut aller jusque-là, du moins dans le français, où il peut exister une forme de la vieille langue, sans laquelle la dérivation serait obscure. Eau est dans ce cas; c'est une contraction de l'ancien français iave ou eve, qui est lui-même tiré de aqua; aqua, à son tour, est congénère du sanscrit apa, le latin ayant souvent, en place du p sanscrit, un c ou q. Mais si l'on ne connaissait pas tous ces termes, nulle théorie des permutations ne permettrait de rattacher eau à apa. Voilà déjà une première solution de continuité entre le roman et le sanscrit; il en est une seconde, même pour les mots romans que l'on a ramenés à leurs radicaux latins, germaniques ou celtiques, le fil qui conduit ces radicaux au sanscrit n'étant pas toujours trouvé. De même que le français, l'italien ou l'espagnol sont, pour la plus grande partie, constitués par le latin, de même le latin, le germanique et le celtique, ont leur fond commun avec la langue qui fut parlée sur les bords du Gange. Mais aussi, de même que, dans le français, l'italien et l'espagnol, il est des mots qui ne se rattachent pas ou ne sont pas rattachés à l'une des trois langues mères, de même, dans le latin, le germanique et le celtique, il est des mots pour lesquels on n'a pas reconnu de 'congénères dans le glossaire sanscrit. Il s'en faut de beaucoup que l'étymologie ait tout expliqué, tout ramené à la filiation indo-européenne; et, dans la masse de radicaux qui se trouvent en dehors de cette filiation, il en est bon nombre qui appartiennent certainement à des domaines tout différents. La difficulté va donc se compliquant; une certaine somme de mots romans ne peuvent être rapportés aux sources immédiates; et, semblablement, une certaine somme des mots de ces sources immédiates n'ont pas leur anneau, du moins connu, dans le sanscrit. M. Delatre a donné pour épigraphe à son livre cette phrase «La langue française, étudiée dans ses origines, peut servir de clef pour toutes les langues de la famille indienne. » Comment cela? La langue fran çaise, à la considérer dans les éléments qui en forment la plus grande partie, est latine, germanique, celtique; mais elle est loin de renfermer tout le latin, bien moins encore tout le germain, et surtout le celtique. Dans chacune de ces trois souches, il est une multitude de mots qui n'ont pas pénétré dans le français. De quelle façon peut-on donc entendre que le français sert de clef à ces idiomes? Ils sont plus vieux que lui, plus rapprochés des formes primitives, moins effacés dans leurs terminaisons, moins abstraits dans leurs significations. Eux sont la clef des idiomes postérieurs, et les idiomes postérieurs ne sont pas la clef de ces idiomes antérieurs. C'est renverser les rapports que de faire expliquer ce qui précède par ce qui suit. Voyez le verbe penser : y a-t-il là quelque lumière à en tirer au profit des langues mères, quelque clef, pour me servir de l'expression de M. Delatre, qui ouvre des portes fermées? Penser vient du latin pensare, qui veut dire peser, et l'on conçoit comment l'idée matérielle de peser est devenue l'idée abstraite de penser. Mais il est clair que c'est pensare qui explique peser, et non penser, pensare. Plus loin, pensare est le fréquentatif de pendere, qui a même signification. Mais ici se présente un nouveau détour dans ce long trajet que fait un mot d'âge en âge, de nation en nation, de pays en pays. Les étymologistes rapportent pendere à la racine sanscrite bandh, attacher, parce que, pour peser, il faut attacher, lier l'objet. Nous voilà bien loin de penser. D'autre part, bandh se poursuit dans les langues germaniques sous la forme de binden, et là toute trace, si ce n'est par la racine sanscrite, est perdue entre le radical primitif qui est né en Asie et le dérivé lointain qui se dit sur les bords de la Seine. Cela remarqué, je n'insisterai pas sur l'extension donnée par M. Delatre dans son épigraphe à l'importance philologique du français : ce n'est pas seulement du latin, de l'allemand, du celtique qu'il parle, c'est de toutes les langues de la famille indienne. Or, si les formes immédiates de notre idiome échappent à la proposition générale émise par l'auteur, à plus forte raison les langues qui n'ont aucun de ces rapports intimes avec la nôtre, ne reçoivent point de lumière. Nul reflet ne peut aller du français sur le grec, sur le zend, sur le slave. Prolongeons un peu plus loin l'examen : car M. Delatre est un philologue trop instruit et trop habile pour qu'on ne discute pas attentivement avec lui. Laissant de côté les autres langues indo-européennes, et prenant le latim dont pour une si grande part le français émane, à quel titre dira-t-on que l'idiome qu'il a produit aide à l'expliquer? sera-ce dans ses relations avec le sanscrit? La philologie comparée a établi d'une manière certaine les nombreuses connexions qui existent entre ces deux langues; elle a indiqué les lois que suivent les permutations des lettres de l'un à l'autre; et, sans avoir pu rattacher tout le latin au sanscrit, elle a démontré sans réplique qu'un fond considérable est commun à tous les deux. Ensuite il est arrivé dans le long cours des temps et sous l'influence de révolutions politiques qu'à son tour le latin a donné naissance, entre autres, au français; mais, bien entendu, la corruption qui a frappé le latin et d'où le français a été engendré, est toute différente de la corruption qui a frappé longtemps auparavant le langage primitif des Ariens, et d'où le latin est sorti. Quand l'antique langue des Ariens s'est modifiée, les populations qui la parlaient étaient polythéistiques, peu avancées dans les arts, étrangères aux sciences proprement dites; la vie chez elles avait encore une extrême simplicité. Au contraire, quand s'est modifiée l'antique langue des Latins, les populations étaient chrétiennes, les arts avaient grandi, des sciences difficiles étaient fondées, et la société avait une complication où elle n'était jamais parvenue auparavant. Aussi les deux corruptions dont il s'agit, gardons ce mot, bien qu'il soit sujet à objection et à restriction, ne se ressemblaient pas, et l'une ne peut servir de clef à l'autre. Quoi qu'on fasse, on n'éclaircira pas par le français les rapports du sanscrit avec le latin; et ce n'est pas de ce côté que la proposition de M. Delatre sera véritable. Le sera-t-elle davantage dans le secours que prêtera le sanscrit à concevoir comment le français s'est développé du latin? Sans doute, plus l'étymologiste considère de cas où une langue se modifie en une autre, plus la faculté comparative acquiert de pénétration et la méthode de sûreté. Mais cela est un service tout général pour lequel le français n'a rien de plus que les autres, et qu'ici il faut laisser de côté. Laissons-le done; et alors que reste-t-il? Jna est un radical sanscrit qui a une grande extension en Europe, puisqu'il fournit le grec yvwvat, yivwcxetv, le latin gnoscere et l'anglais to know. De là, par le latin, il a passé dans le français, où |