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développement, serait que, tout en satisfaisant aux exigences de l'esprit incessamment renouvelé, cette langue restât toujours conséquente et fidèle aux principes de grammaire et de construction qui, donnés par sa constitution même, lui sont inhérents. Le développement réel est que cette conséquence et cette fidélité reçoivent de graves atteintes dans le cours du temps. Il faut donc s'attendre à deux choses dans une langue qui dure, l'accomplissement de la condition qui l'oblige à suivre le mouvement ascendant de la pensée collective, et l'infraction à l'analogie fondamentale qui lui inflige des blessures et lui laisse des cicatrices. On retrouve là l'oscillation entre la régularité et la perturbation qui est propre à toute évolution humaine. Telle est l'idée totale de l'histoire d'une langue.

2. Formation des langues romanes

Je nomme langues romanes ou novo-latines les idiomes qui sont issus du latin après la chute de l'empire romain et l'invasion des barbares. Le domaine en est divisé en trois grands compartiments : l'Italie, l'Espagne et la Gaule; elles ne sont pas réparties exactement suivant ces compartiments; du moins la Gaule compte deux de ces langues, la langue d'oïl

et la langue d'oc: pourtant, comme il sera dit, la langue d'oc et la langue d'oïl ont des caractères qui les rapprochent l'une de l'autre et les séparent de l'espagnol et de l'italien. Il y a donc quatre grandes langues novo-latines : l'italien, l'espagnol, le provençal ou langue d'oc, qui est éteinte comme langue politique et littéraire, et la langue d'oïl. Je ne compte pas ici le valaque, qui s'est trouvé de très-bonne heure séparé des communications avec l'ensemble latin. Quant au portugais et au catalan, ils sont compris dans le domaine espagnol et ne font pas une catégorie à part.

Peut-être plusieurs s'imagineront que la formation des langues est un champ où le hasard, c'est-à-dire d'une part les volontés particulières, de l'autre les accidents, ont une large part; et que, par exemple, les langues issues du latin, naissant l'une en Italie, l'autre en Espagne et les deux autres en Gaule, à de si grandes distances, sur une si vaste étendue de pays et parmi des peuples d'origine si diverse, Italiens, Ibères et Gaulois, y compris même les Germains de l'invasion, doivent offrir les disparates les plus grandes. C'est le contraire qu'il faut penser; le fait est que, parmi les choses historiques, je ne sais vraiment laquelle on pourrait trouver plus rigoureusement assujettie à des conditions déterminées et à la constance de la régula

rité. Les mêmes lois de langage prévalent dans des circonstances toutes diverses; des milieux qui ne se ressemblent par rien autre se ressemblent par cela. La suprématie que Rome a perdue dans l'ordre des faits politiques se perpétue dans l'ordre du langage; les populations qu'elle a régies et assimilées pendant plusieurs siècles, non-seulement ne se laissent aller, de ce côté, à aucune défection, mais encore, comme si l'ancienne autorité qui avait été si fortement ressentie se réfugiait tout entière dans les mots et la syntaxe, les Italiens, les Espagnols et les Gaulois conservent cette sorte d'entente spontanée et de concert général pour obéir au latin. Ils en faisaient une refonte sans doute; mais cette refonte était régularisée par un esprit commun qui prolongea le règne de Rome dans un domaine aussi grand et aussi important, et qui fit que dans l'Occident il resta un groupe décidément latin. Remarquez que ce groupe est purement de formation politique et sociale; les Espagnols, les Italiens et les Gaulois n'avaient rien qui, de nature, les destinât à une pareille incorporation. Les liens que Rome avait créés se rompirent par l'invasion germanique; mais d'autres liens effectifs prirent la place de ce qui périssait, et la langue demeura la marque d'une communauté sinon d'origine, au moins d'histoire, d'expression et de pensée.

Voilà pourquoi il importe d'embrasser les quatre langues dans un coup d'oeil d'ensemble. La première grande communauté est le fond latin. A l'origine le latin n'occupait qu'une petite partie de l'Italie, mais peu à peu il expulsa le grec au midi, l'étrusque au centre, le gaulois au nord, et il devint la langue unique. Ce qu'il avait fait pour le pays où il était indigène, il le fit non moins radicalement pour ceux où il était exotique, et il effaça du domaine de l'histoire l'ibère dans l'Espagne, le celtique dans les Gaules. Quand les barbares vinrent, cette assimilation était assez complète pour qu'ils n'aient trouvé devant eux, dans les vastes contrées où ils substituaient leurs chefs aux chefs latins, qu'une seule langue. Ils en apportaient une nouvelle, à savoir les différents dialectes de l'idiome germanique; et, avant toute décision historique, on aurait pu douter si, au sortir de la crise, ce serait de l'allemand modifié ou du latin modifié que l'on parlerait dans les anciennes terres de l'empire. Chez les Bretons de la Grande-Bretagne l'élément germanique triompha, expulsant le latin, qui n'y avait fait qu'une apparition, et le celtique, qui y était indigène; sur le continent ce fut le latin qui triompha, le germanisme, sauf empreinte laissée, disparut; l'étrusque, l'ibère, le celtique ne reparurent pas; et le domaine romain, demeuré, quant à la politique, en proie aux

mains barbares, demeura, quant à la langue, la propriété de la latinité.

Ce triomphe de la latinité, dont, avant l'épreuve, on aurait pu justement douter, est connexe d'un autre fait qu'avant toute épreuve encore on aurait sans doute bien moins conçu, c'est l'unité de vie, d'esprit, d'impulsion, qui prévalut dans ce vaste groupe. Les populations, liées par le latin mourant qu'elles recevaient en héritage, le furent aussi par le caractère des modifications qu'elles lui imprimaient, au point de vue tant de la corruption que de la rénovation. De là naît et se déroule le spectacle vraiment grandiose d'une uniformité qui, domptant des éléments incoercibles en apparence, étend son sceptre incontesté sur l'occident de l'Europe. Il aurait pu arriver, du moins on se l'imaginerait en considérant la formation ou réformation des langues en dehors des conditions immanentes qui régissent les sociétés, il aurait pu, disje, arriver que, tout en conservant les mots latins, les quatre langues novo-latines eussent un mode tout différent de les traiter, et que la syntaxe, la déclinaison, la conjugaison, divergeassent chacune de leur côté d'après des types dépourvus de toute unité, et surtout que les innovations inévitables qui allaient survenir dans ce remaniement du latin obéissent, dans les quatre compartiments, à quatre tendances distinctes. Il n'en est

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