des mots, un système d'intonation tout différent, système dans lequel l'accent, au lieu de porter sur la pénultième ou l'antépénultième, porte sur la dernière syllabe ou sur la pénultième : fragile est moderne, et du temps où nous ne savions plus prononcer le latin; frêle est du temps où fragilis se prononçait avec l'accent sur fra. Il n'y a donc eu aucune rupture dans la transmission du latin aux langues romanes, aucun moment où les livres et les souvenirs lettres soient intervenus pour faire une langue; tout a été l'œuvre des peuples romans, de leur faculté créatrice et de leurs besoins intellectuels et euphoniques; car, dans ces époques de formation, les deux agents principaux sont l'intelligence et l'oreille. Si la poésie, en tant qu'exprimant par les vers la faculté du beau, n'était pas inhérente à la nature humaine, elle devait, dans la grande catastrophe de la latinité, périr et s'effacer de l'imagination romane. En effet, son instrument, le vers, qui lui donne une forme palpable, avait cessé d'exister; la quantité sur laquelle repose la métrique classique n'était plus rien pour l'oreille romane; et, vu la contemporanéité signalée plus haut entre le mot latin qui finit et le mot roman qui commence, on peut dire que la latinité même, sur sa fin, avait perdu le sentiment des longues et des brèves considérées comme éléments constitutifs du vers, et que les productions qui se faisaient encore en ce système n'étaient plus que des réminiscences, des exercices de la gent lettrée, assez semblables à ceux de nos colléges. Il fallait donc quelque chose où s'incorporât la beauté poétique. Le don de mélodie et d'idéal ne fut pas refusé aux populations romanes, et, dès qu'elles sortirent du bégayement et que le reste de latinité qui les enveloppait fut dissipé, le vers nouveau naquit sur leurs lèvres, vers fondé non plus sur la quantitéě, mais sur l'intonation, c'est-à-dire sur un certain nombre d'accents harmonieusement placés dans un nombre réglé de syllabes; le grand vers, le vers héroïque, le vers de dix syllabes, fut le même partout, si bien que là aussi l'oeuvre a été commune. Il n'y a, dans les monuments, aucune raison d'attribuer à l'un plutôt qu'à l'autre la création du vers qui devait charmer tant de générations. Un Orphée en est l'auteur, donnant aux hommes émerveillés le vers à intonation, comme l'Orphée de la Thrace avait donné aux Hellènes le vers à quantité; cet Orphée, c'est le sentiment de chant et de mélodie, qui, sans rien perdre de son étendue et de sa force, prenait une voix nouvelle pour se faire entendre à des peuples nouveaux; et, s'il ne se morcelait pas, s'il ne subissait pas dans chacune des parties du domaine roman une combinaison propre, c'est que la particu larité et l'arbitraire étaient éliminés par la présence du vers saphique latin, qui se prêtait si bien à devenir vers à intonation, et qui, usité beaucoup dans les chants religieux, avait accoutumé toutes les oreilles à sa pleine et suave harmonie. Les anciens hommes de la Grèce, quand ils entendirent ce vers hexamètre qui revêt d'une telle beauté l'Iliade et l'Odyssée, le conçurent aussitôt, selon l'esprit de la mythologie, comme l'inspiration d'un chantre aimé des dieux; l'esprit moderne n'a pas pu donner ainsi une forme divine et extérieure à ses propres conceptions, mais il peut du moins tourner une juste admiration vers les aptitudes innées qui, à un moment de crise, font sortir les belles choses du fonds intarissable de l'humanité. La régularité de formation entre les quatre langues romanes se manifeste par un autre caractère qui y met le sceau tout en faisant qu'elles soient différentes l'une de l'autre; c'est la distribution géographique des diversités qui leur sont propres. L'identité géné rale et littéraire du latin dans l'Occident conduisait à l'identité des idiomes romans; mais les particularités de races, de climats et de sols s'inscrivirent dans cette identité et la découpèrent en fragments: la pensée et la bouche de l'Italie, de l'Espagne, de la Gaule du midi et de la Gaule du nord, eurent leurs nuances; bien plus, cette nuance générale qui donna l'italien, l'espagnol, le provençal et le français se fractionna de nouveau, suivant les variétés des lieux, en morceaux plus petits qui furent les dialectes, devenus plus tard les patois. Cette empreinte du lieu et de son aspect, on la suit sans interruption des bords du Tibre à ceux du Guadalquivir et de la Meuse; les degrés se succèdent, les nuances s'enchaînent et nulle part ne vient s'intercaler quelque grosse anomalie témoignant qu'une autre influence ait agi. Une telle constance dans la succession graduelle des formes du langage roman élimine toute idée de chaos, de hasard, de répartition arbitraire suivant des caprices d'hommes ou de groupes d'hommes; la répartition est, quoi qu'ils veuillent ou projettent, dominée par une condition générale qui les assujettit. Elle élimine aussi l'intervention germanique, que d'après l'histoire on aurait pu croire bien plus grande; en fait de langue l'élément germanique est purement néologique; et, si je puis ici transporter les termes de la physiologie, il est de juxtaposition, non d'intussusception; il apporte un certain nombre de mots, il n'apporte pas des actions organiques qui dérangent la majestueuse régularité de la formation romane. Les Germains, sous différents nams, ont occupé l'Italie, l'Espagne et la Gaule; eh bien, aucune de ces occupations ne se révèle dans le langage par quelque disparate qui, d'une limite à l'au tre du domaine roman, interrompe la série des modifications graduelles et y place un terme non exactement intermédiaire entre les deux voisins de gauche et de droite. Il en est de même en Italie de l'étrusque, en Espagne de l'ibère, en Gaule du celtique; ces idiomes indigènes n'ont pas plus altéré la transformation régulière de la latinité que l'idiome importé de la Germanie. Rien mieux que ces exemples ne montre la force qu'eut le principe d'uniformité romane. Les temps qui suivent immédiatement la chute de l'empire et l'intronisation des chefs barbares ont toujours paru stériles, et l'annaliste n'a jamais triomphé de l'ennui qu'ils inspirent quand il faut suivre les ambitions et les cupidités des Clotaire, des Chilpéric et des Caribert, les partages du domaine public comme un domaine privé, les guerres et les assassinats réciproques. L'œil et l'intérêt se perdent dans ce chaos, et il semble qu'on assiste au spectacle de forces brutes qui sont sans frein, de passions individuelles qui sont sans but, et que la cohésion sociale qui imprime à la marche des choses une régularité générale et dompte les caprices individuels ait perdu son empire. Non, cette cohésion, qui est le fondement de l'histoire, n'avait rien perdu; seulement, disparaissant de la surface, elle s'était retirée dans les profondeurs. Enfoncez et voyez ce qui se passe au-dessous de la chétive |