Images de page
PDF
ePub

reconstitution de la société après la chute de l'Empire.

Avoir signalé ainsi entre les langues romanes une différence qui, portant sur un point fondamental de la grammaire, indique qu'elles s'écartent inégalement de la latinité, c'est avoir introduit dans cette étude des notions qui n'y étaient pas. Il en résulte que la formation des langues romanes n'a pas été tellement simultanée qu'on ne puisse y apercevoir deux échelons au moins. Ce grand phénomène a eu ses degrés; et la latinité, se retirant comme un fleuve qui décroit, a laissé la trace de deux étiages reconnaissables; de sorte que, outre l'histoire de leur origine dans le sein de la latinité, il y avait à considérer l'histoire d'un développement intrinsèque qui les divisât en groupes naturels. Dans ce développement, c'est la langue d'oc et la langue d'oïl, qui ont l'antécédence, contre l'opinion vulgaire qui attribuait l'antécédence à l'italien. Puis, cela établi et la perte des cas apparaissant en fait comme un terme auquel les langues romanes aboutissent, l'antécédence passe à l'italien et à l'espagnol, qui sont langues sans cas avant le français; et celui-ci, à son tour (il n'est plus question du provençal qui meurt avant d'atteindre les temps modernes), n'acquiert ce caractère que longtemps après l'italien et l'espagnol. Le diagramme de

développement du groupe roman tout entier se préprẻsente donc ainsi : la latinité qui est le type; le travail interne qui, la décomposant, donne naissance au latin moderne ou roman; la conservation de cas dans un premier sous-groupe; la perte complète des cas dans le second sous-groupe; et finalement la perte des cas dans le premier, qui de cette façon se réunit au second et devient semblable à lui. Si on réfléchit à ces faits et aux connexions qui prévalent avec tant de force dans les choses historiques, on verra qu'ils ne sont pas sans importance pour la connaissance de l'histoire littéraire des peuples romans et même de leur histoire politique, et qu'ils sont un des éléments d'une conception positive et étendue de l'histoire ro

mane.

4.

Du français en particulier.

Après le groupe total des quatre langues romanes, après le groupe restreint des deux langues à cas, l'ordre de généralité décroissante conduit à considérer le français en lui-même et son histoire.

Cette histoire remonte fort haut. Nous avons des textes du dixième siècle qui prouvent dès lors l'existence du français; et un trouvère du douzième siècle, Benoit, nous apprend qu'à la fin du neuvième les Français firent en leur langue des vers satiriques à l'adresse

d'un comte de Poitiers qui s'était mal conduit dans une bataille contre les Normands. Ce sont là des preuves directes; une preuve indirecte d'une grande force, et qu'il ne faut pas oublier de signaler, est fournie par les événements qui se passèrent en Normandie. Si, au moment où les hommes du Nord s'emparèrent de la Neustrie et s'y établirent, on avait parlé dans la Gaule du Nord un latin tel quel et non le français, la fusion des Scandinaves dans la population neustrienne créait, là, un accident particulier; et le français, se faisant dans le reste de la Gaule du Nord d'une certaine façon, se serait fait d'une autre façon en Neustrie. s'il avait eu encore à s'y faire. Or le parler neustrien est en tout point aussi français que les autres parlers provinciaux; il faut donc admettre que l'occupation scandinave trouva le français tout formné, et dès lors la supériorité de nombre du côté des Neustriens absorba les envahisseurs sans qu'il en restât à peine d'autre trace dans la langue que quelques dénominations locales.

Le neuvième siècle, et même, malgré deux courts échantillons, le dixième, sont des époques toutes dépourvues; mais ce n'en sont pas moins des époques de préparation et de dégrossissement. La preuve s'en voit dès le onzième, bien que la langue se montre encore rude, peu sûre d'elle-même et inhabile; elle s'en voit surtout au douzième où s'épanouit la fleur de la

grammaire. Alors le français a tous les caractères syntactiques qui lui sont propres, et il en fait un plein usage. Comme nous n'avons de ces hauts temps aucun livre grammatical où les règles soient systématisées et prescrites, il est probable qu'il n'y eut rien de semblable, et que dans ce cas aussi la langue se fixa d'elle-même grâce à ceux qui l'écrivirent. Voltaire dit qu'une langue est fixée quand elle a par devers elle l'usage de bons écrivains. Cette définition, en tous points, est applicable à la langue du douzième siècle. Les bons écrivains affluèrent, et il en résulta des règles ou, si l'on veut, des habitudes d'écrire auxquelles se conforma tout ce qui recevait éducation. Les hommes d'alors, qui n'eurent point la conscience réfléchie des mérites de leur langue, en eurent du moins le sentiment, par l'emploi qu'ils en firent. Cette demi-latinité, qui avait conservé deux cas et les facilités inhérentes aux cas, se prêtait avec grâce et ampleur aux mouvements de leur esprit. Une demi-latinité n'est point une petite recommandation. On trouve dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire, au mot langue, les préjugés contradictoires qu'inspiraient alors lignorance et le mépris de tout le moyen âge : pour lui le latin est le type, la langue d'oïl est un jargon odieux et barbare, le français un langage corrompu sans doute, mais dans lequel les maîtres de style et la politesse

du dix-septième siècle ont remédié aux vices et aux laideurs de l'origine. Mais, si le latin est le type et si s'en écarter est tomber dans le jargon, le français moderne serait plus entaché que le français ancien, la grammaire du premier étant plus latine que la grammaire du second. La vérité est qu'il n'y a jamais jargon là où florit une riche littérature; ces deux choses s'excluent. Et pour qu'on ne croie pas à quelque dire d'une érudition complaisante qui, s'éprenant rétrospectivement des choses mortes, y découvre des beautés qui ne furent jamais connues, je rappellerai le témoignage contemporain des étrangers, pour qui la langue d'oïl eut des charmes et qui, la préférant plus d'une fois à leur propre langue, y firent des compositions. Un témoignage contemporain et étranger est décisif.

Nous sommes, depuis plusieurs siècles, habitués à considérer le français comme une langue littérairement une et dans laquelle les caractères de localité n'existent pas. Les différences locales qu'on y connaît, ne servant qu'à l'usage journalier, portent la qualification de patois. Autrefois c'étaient des dialectes, c'est-à-dire des idiomes non pas seulement parlés, mais encore écrits; aucun n'avait sur l'autre une primauté qui en fit par excellence la langue commune. On comprend sans peine qu'il en avait été né

« PrécédentContinuer »