Images de page
PDF
ePub

cessairement ainsi. La reconstitution sociale qui fit le moyen âge est la féodalité; elle morcela le territoire en fiefs, et, ne laissant subsister que la suzeraineté comme unité, créa toutes sortes de souverainetés comme fractions. Ce fut ce qui soutint, non pas créa les langues locales ou dialectes; la création en remonte plus haut et est contemporaine de la création même des langues romanes; quand la puissante unité du latin disparut de la face de l'Occident, la localité se fit sentir dans les grandes régions, ce qui produisit l'italien, l'espagnol, le provençal et le français, et, dans les petites régions ou provinces, ce qui produisit les dialectes de ces langues. L'empreinte locale fut ainsi partout, vaste comme une région, moindre comme une province, toute petite comme un canton. Ce fut ensuite l'affaire des centres politiques de créer des centres de langue littéraire. Ainsi fut-il pour la France. On y reconnaît quatre dialectes principaux : le bourguignon, ou langue de l'est; celle du centre; celle de l'ouest, ou normand; celle du nord, ou picard. Chacun de ces dialectes, tout en étant de langue d'oïl, qui est le type général, a sa spécificité, de même que l'italien, l'espagnol, le provençal et le français ont la leur, tout en étant du latin altéré et modifié. Dans la distribution géographique de ces dialectes, rien n'est fortuit; un système spontané, naturel, les détermine: et, quand

il est aperçu, on aperçoit en même temps que rien n'y peut être déplacé et que les dialectes tiennent, comme les idiomes dont ils sont les parties, juste la place marquée par la loi de dégradation géographique du latin. Ceci a été amplement développé dans l'article que le deuxième de ces volumes contient sur les patois.

Dans ce qui précède, je me suis servi de termes qui pourraient faire illusion et suggérer une fausse idée. Le dialecte, langue particulière, y est opposé à la langue générale présentée comme type; et il semblerait dès lors, ou bien que ces dialectes procèdent de ce type, ou du moins que ce type leur est coexistant et les domine; or, non-seulement il n'y a point de dérivation ou succession allant d'une langue générale au dialecte, mais encore le dialecte seul existe; c'est nous qui, rétrospectivement et avec les dialectes, faisons un type de langue auquel nous les rapportons. Les dialectes d'une contrée, la France du Nord, par exemple, se ressemblant plus entre eux qu'ils ne ressemblent au provençal, à l'italien ou à l'espagnol, nous donnons à cette ressemblance le nom de langue française, ou, pour mieux dire, cette ressemblance fut de tout temps assez frappante pour que l'abstraction que nous faisons. ait été faite et que le nom de langue française se soit de très-bonne heure imposé à tout ce qui s'écrivait

soit en normand, soit en picard, soit en langage du centre. Historiquement aussi la succession est allée des dialectes à une langue commune la centralisation progressive du gouvernement et la création d'une capitale donnèrent l'ascendant à un des dialectes, non sans de fortes et nombreuses influences de tous les autres sur celui qui triompha.

Tel était l'état du français aux douzième et treizième siècles partage entre des dialectes égaux de naissance et égaux en droits, et littérature riche en œuvres diverses, surtout en œuvres d'imagination et de poésie, et satisfaisant pleinement au goût non-seulement de la France mais de l'Occident tout entier. Ce n'était pourtant qu'une phase qui allait passer. Je ne parlerai pas ici de la raison extrinsèque qui, donnant la prépondérence à la royauté sur la féodalité, à l'élément général sur l'élément local, effaça les dialectes; je parlerai seulement de la raison intrinsèque. Le résultat prouve que les langues novo-latines, allant jusqu'au bout de leur transformation, devaient perdre tous les cas; or le français en avait conservé deux, il était donc menacé dans sa constitution intime; et il aurait fallu des circonstances bien particulièrement favorables pour que cette organisation délicate continuât de vivre et de se développer dans un milieu qui lui devenait de plus en plus inclément. Ces circonstances ne survinrent

pas; loin de là, dans le quatorzième siècle, avec la dissolution du régime féodal, avec l'insurrection des communes et les désolations des guerres étrangères, elles furent les plus propres à favoriser la crise intestine, toujours imminente, qui devait porter la langue française au même niveau grammatical que les langues ses sœurs. Aussi est-ce la dernière moitié du quatorzième siècle et le commencement du quinzième qui furent les témoins de la suppression des cas; pendant quelque temps la langue hésite entre la tradition qui la retient et le nouveau régime qui s'empare d'elle; les cas reparaissent çà et là, tantôt bien appliqués, tantôt mal appliqués; mais, évidemment, le sentiment s'en perd, et bientôt cette parenté exceptionnelle avec la latinité, ce caractère de demi-syntaxe latine s'efface entièrement. On a, dans cet événement véritablement curieux et important, une image en petit de la dissolution qui du latin fit le français et les autres idiomes romans; on peut, là, étudier de texte en texte la désuétude qui frappe peu à peu les finales significatives. Ce qui, dans le passage du latin au roman, n'est pas consigné dans les monuments écrits, puisque rien d'écrit en langue vulgaire ne remonte aussi haut, est ici, dans le passage du français ancien au français moderne, consigné dans les livres et les pièces qui émanent de la période de transformation. Cette révolution

secondaire est diminutive sans doute, mais elle est pleinement de même nature. Des deux côtés, on constate des manquements contre une grammaire qui s'oublie et des conformités à une grammaire qui commence et qui n'a encore qu'une autorité naissante; à ce point de vue, la langue de la fin du quatorzième siècle et du quinzième, qui déplaît par la confusion des formes, par l'inintelligence des finales et par les irré gularités, devient objet d'étude, à l'effet de comprendre non-seulement ce qui advint alors, mais aussi ce qui advint anciennement dans une période plus obscure, dans un changement plus radical.

Il ne faut pas borner la comparaison à la désorganisation, il faut l'étendre à la réorganisation. Si une vitalité puissante, qui de cet événement faisait une transformation, non une dissolution, n'avait pas animé le corps qui subissait dans la langue un aussi grand trouble, les ruines grammaticales se seraient amoncelées, et le vieux français, au lieu de se changer en français moderne, se serait évanoui en patois. Ceci n'est point une hypothèse; l'exemple est à côté; la langue d'oc, qui était, comme la langue d'oïl, à deux cas, a, elle aussi, changé de grammaire; du moins c'est ce qu'on voit dans les patois qui lui ont succédé; mais elle a en même temps changé sa brillante existence contre les obscures fonctions d'un parler provincial:

« PrécédentContinuer »