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certain moment et l'esprit des hommes qui la parlent et dont les modes de comprendre et de sentir changent incessamment. Ainsi, au début de la période romane, quant au latin, sans parler de la langueur qui le saisit après son époque classique et qui ne fut secouée un moment que par le néologisme chrétien, il est évident qu'il se trouva dans le désaccord dont je parle; le christianisme établi, les barbares mêlés ou maîtres dans la population, et la féodalité s'organisant ne permettaient plus que cette langue se conservât dans son intégrité; l'esprit du monde étant changé, l'esprit de la langue changea; un immense néologisme prévalut; il est vrai que la gravité des circonstances sociales accrut la gravité des sacrifices, mais une part de sacrifices était inévitable, comme une part de renovation. De même au quatorzième siècle pour le français en particulier. Alors les événements étaient très-considérables, je ne parle pas des guerres ou batailles, ni des poursuites politiques, je parle des événements sociaux, de ceux qui ruinaient l'ordre féodal. Là encore un désaccord existe entre la langue fixée par le douzième siècle et l'esprit des hommes; un raccord devient nécessaire, et ce raccord est le français moderne. De la même façon se fit la langue du dix-septième siècle; les guerres de religion finies, la puissance royale accrue, la cour établie ainsi que les

cercles des beaux esprits, le mode de penser et de sentir rendit conforme à soi le mode de parler; de là ces modifications louées comme pureté, blâmées aussi comme restrictions à une liberté qui n'était pas sans mérite. Mais, quoi qu'il en soit de ces louanges et de ces regrets, l'élégance et la règle prévalaient, s'imposaient, et la langue en reçut l'empreinte. Ce fut une crise encore, c'est-à-dire un désaccord entre la pensée changeante et la langue fixée qui, de nos jours, provoquant toutes sortes d'ébullitions, a fini par modifier la tradition. Blâmé ou loué, le style de nos temps diffère de celui des classiques; bien des éléments ont été refondus, un notable déplacement de locutions et de mots s'est opéré; ce qui se disait ne se dit plus ou ne se dit guère; on dit ce qui ne se disait pas, mais aussi que de choses ont passé sur la langue! Les révolutions, les sciences, l'histoire, les fusions de peuples, les littératures étrangères, n'avaient pas laissé la pensée commune dans le point marqué par un tout autre état de société et d'esprit. Dans la langue le phénomène n'est pas autre que dans les institutions politiques. La langue est une sorte d'institution se fixant par toutes les conditions qui fixent un état social. Mais ce qui est fixé est immobile, et ce qui fixa est mobile. De là les nécessités qui interviennent de temps à autre pour rétablir un accord qui ne peut jamais rester bien

longtemps détruit. L'auteur de l'Art poétique des Latins a dit que la déchéance frapperait ce qui est présentement en honneur, et que l'honneur reviendrait à ce qui est en dechéance. Il fut trompé par cette antithèse et par la vue imparfaite qu'on avait alors du cours des choses humaines. La déchéance vient à ce qui fut en honneur, sans que l'honneur revienne à ce qui fut en déchéance; ce sont des dépouilles rejetées pour n'être plus reprises. Mais il est vrai que la tradition demeure au milieu de tous les changements, et que par elle la langue tient aux plus hautes antiquités de la race humaine, pendant que la rénovation effeuille incessamment les rameaux du tronc vénérable.

5. Conclusion

On a remarqué depuis longtemps que le développement littéraire des nations dépend étroitement de leur état social et des phases successives de leur civilisation. Il faut maintenant ajouter une dépendance de plus, celle qui appartient à la langue, celle que l'outil a nécessairement sur l'œuvre produite. De quelque façon que l'on se représente la cause des phases littéraires, il ne sera indifférent ni à leur caractère, ni à leur évolution, que la langue ait été dans tel ou tel état, cmbryonaire ou développée, en un moment de crise ou fixée. Une analyse attentive vérifiera ces connexions

dans le long parcours des huit ou neuf siècles de production qui font l'histoire de notre langue. On peut en résumer ainsi les points principaux :

L'origine, comme celles des autres langues romanes, en est cachée au sein des premiers siècles qui suivent l'invasion et l'établissement des barbares sur le territoire romain. La latinité, telle qu'on la voit à la fin de l'empire, marchait manifestement vers un changement profond; l'immixtion germanique rendit cette rénovation moins régulière qu'elle n'eût été; mais moins de régularité ne change rien au fond; et, quand même la dissolution de l'empire eût été latine, non barbare, faite par les gens du sol, non par les étrangers, des langues novo-latines ne s'en fussent pas moins produites. Cela montre la connexion entre l'idiome qui s'éteignait et les idiomes qui naissaient et lic l'histoire des langues nouvelles à l'histoire de la langue ancienne.

Le français ne rejeta pas d'abord complétement les cas du latin; sur les six, il en conserva deux, le nominatif et le régime. Ce caractère, qu'il partage avec le provençal et qui n'appartient ni à l'espagnol ni à l'italien, constitue un degré très-digne d'être noté dans l'évolution qui engendra les langues modernes au sein de la latinité.

Il n'y a aucune erreur à reporter au onzième siècle

les premières compositions en langue française. Ainsi, en comptant le siècle où nous sommes, voilà neuf siècles sans interruption pendant lesquels cette langue sert à l'expression écrite de la pensée; une aussi haute antiquité est contemporaine de l'origine des choses modernes, alors que, Rome définitivement écartée, les barbares définitivement classés, l'ère féodale commence; ce qui est le vrai point de partage d'avec l'antiquité.

A cette haute époque, de même qu'il n'y a pas dans la demi-latinité une langue commune qui soit l'origine de l'italien, de l'espagnol, du provençal et du français, de même, dans le français, il n'y a pas une langue commune qui soit l'origine des différents parlers proinciaux. Tout se forme par voie de régions et de dialectes. Ce n'est point une langue centrale qui donne naissance aux dialectes; ce sont les dialectes qui donnent naissance à la langue centrale. Alors les dialectes ont tout autant d'autorité l'un que l'autre; chaque homme écrit comme il parle dans l'idiome de sa province. Cela, dans la langue, représente exactement les circonstances féodales.

Au quatorzième siècle un grand changement s'opère, le français laisse tomber les deux cas qu'il avait jusqu'alors retenus de la latinité, et se fait semblable à

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́espagnol et à l'italien. On peut dire qu'alors il devient

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