me le faisait croire. Vous me paraissez occupé d'un jugement qu'ont pu porter de vos procédés ceux qui en ont été témoins. . . . Pour moi, Monsieur, je vous dirai avec la franchise qui vous est dûe que j'ai vu dans tous vos procédés une extrême sensibilité, un grand fond de mélancolie et beaucoup de disposition à voir les objets du côté le plus noir, mais une disposition au moins égale à vous rendre à la justice et à la vérité quand elle vous est présentée. La sensibilité du cœur est imprimée dans vos ouvrages avec trop de force et trop de vérité pour qu'on soit étonné de la retrouver dans votre conduite, ainsi, à cet égard vous ne m'avez rien appris. Cette mélancolie sombre qui fait le malheur de votre vie est prodigieusement augmentée par la maladie et par la solitude. Mais je crois qu'elle vous est naturelle et que la cause en est physique, je crois même que vous ne devez pas être fâché qu'on le sache, le genre de vie que vous avez embrassé est trop singulier et vous êtes trop célèbre pour que le public ne s'en occupe pas. Vous avez des ennemis et il serait humiliant pour vous de n'en pas avoir, et vous ne pouvez pas douter que bien des gens n'imputent les partis extrêmes que vous avez pris à cette vanité qu'on a tant reprochée aux anciens philosophes, pour moi, il me semble que je vous en estime davantage depuis que j'en ai vu le principe dans la constitution de vos organes et dans cette bile noire qui vous consume, étant assez malheureux pour voir souvent des horreurs où Démocrite n'aurait vu que du ridicule, il est tout simple que vous ayez fui dans les déserts pour n'en être plus témoin. Enfin, Monsieur, j'aime la vérité, je compatis à toutes les passions vraies, je crois même que je m'y intéresse plus à proportion de ce qu'elles sont plus vives, je n'ai d'aversion que pour l'injustice et pour la fausseté, et encore je ne sais pas si cette aversion n'a pas cédé quelquefois au sentiment qui me ramène toujours vers les gens de lettres. Je ne vous fais cette déclaration de mes sentiments qui d'ailleurs vous serait assez inutile que pour que vous n'ayez aucun regret à m'avoir laissé voir depuis deux mois les différents mouvements dont vous avez été agité. Corr., VII, 10. Ainsi encouragé, invité, provoqué, Rousseau expliqua son caractère et les raisons de sa conduite dans ses quatre lettres. Elles ne nous entretiennent à peu près que de Rousseau et pourraient presque se passer de commentaire extérieur. Cependant, elles soulèvent indirectement des curiosités et des questions sur lesquelles on ne peut se dispenser de dire un mot. L'homme auquel elles sont adressées appartenait à une famille noble dont on suit la trace jusqu'au xiiie siècle, et qui depuis cinq générations, depuis l'ancêtre, Charles de Lamoignon (1514 ou 151772), s'était fait connaître, puis illustrée dans les offices de judicature. Son grand-père, Guillaume de Lamoignon (1617-77), qui arrêta le Tartuffe, fut Premier Président du Parlement. Son père, Guillaume II de Lamoignon, de Blancmesnil et de Malesherbes (1683-1772), qui fut mêlé à l'affaire de l'Encyclopédie, s'éleva jusqu'au poste de Chancelier, sans les sceaux. Les Lamoignon constituaient l'une des "dynasties parlementaires" de l'Ancien Régime.1 Notre Malesherbes, Chrétien Guillaume, né à Paris le 6 décembre 1721, mort sur l'échafaud le 22 avril 1794, succéda à son père à la présidence de la Cour des Aides et exerça la Direction de la Librairie tant que son père resta chancelier (175063), c'est à dire pendant les treize années décisives du xviiie siècle.2 Tous les ouvrages de Rousseau, du second Discours à l'Emile, tombèrent sous sa juridiction. Je ne me crois pas tenu, cependant, et d'ailleurs la place me manquerait, d'étudier son administration; elle n'a rien à voir avec nos quatre lettres. Rousseau, parfois malgré lui, éprouva constamment ses bons offices, sans jamais le faire dévier de la ligne qu'il s'était fixée. Ils n'étaient pas absolument d'accord sur les principes, ni sur les conséquences à tirer des 1 Voir la Biographie Universelle, Michaud; la Nouvelle Biographie Générale, Höfer; et la Grande Encyclopédie, art. Lamoignon et Malesherbes. Elles donnent, surtout la première, la bibliographie ancienne du sujet. 2 Ibid. et Henri Robert: Malesherbes (Flammarion, 1927). Pour des portraits, voir la Corr., VI, 366, et Belin (ci-après, n. 4), 118. 3 Corr., passim (aux Tables). 4 Comme ouvrages accessibles et qui conduisent aux sources, lire Sainte-Beuve, Lundis, II; Brunetière, Nouvelles Études critiques; Pellisson, Les hommes de lettres au xviiie siècle, notamment, pp. 64113; Belin, Le commerce des livres prohibés à Paris, pp. 25 ss.g 31, 120 ss. 5 Voir notamment ce qui regarde la Nouvelle Héloïse; Corr., VI, 57–61, 64, 85, 93; VII, 155. principes dont ils tombaient d'accord.1 Mais, en appliquant ses maximes générales à Rousseau, il lui montra plus de considération qu'à d'autres et prit meilleur soin de ses intérêts: il appréciait sa franchise et son génie, plaignait sa solitude et son humeur noire. Il fut un protecteur patient, dévoué, efficace, mais sans grand abandon de cœur, semblet-il, peut-être un peu distant et condescendant. Il ne quitta pas Rousseau très-galamment. Il n'avait pas été sans responsabilité dans l'affaire de l'Emile; malgré cela, ou à cause de cela, il ne lui écrivit pas, et quand il eut à lui répondre au sujet de la copie de nos quatre lettres, il rejeta assez froidement, semble-t-il, la faute de ses malheurs sur son intempérance de pensée et de plume.2 Rousseau ne varia pas dans les sentiments de respect et de reconnaissance qu'il lui avait voués. M. de Luxembourg (1702–64), au contraire, témoigna à Rousseau l'amitié la plus vive, la plus chaude, la plus familière, comme d'égal à égal; très-grand seigneur, pourtant, duc de Montmorency, maréchal de France; mais ç'avait été la condition de Rousseau, quand il accepta ses avances.3 La 1 Corr., V, 230, 247, 255, 257 (oct.-nov. 1760). Malesherbes : Mémoire sur la Librairie, 1759 (1809), Mémoire sur la liberté de la presse, 1790 (1809). 2 Corr., VIII, 209, 247, 306, 26 oct., 13 nov., 3 déc., 1762. 3 Les lettres essentielles sont au t. IV de la Correspondance, 223, 230-2, 236-8, 252, 256 ss., 297, 300-5, 313, 323-7, 334 (1759). Chaque volume ramène ensuite des lettres très-aimables. Maréchale, née de Neufville-Villeroy, et veuve en premières noces du duc de Boufflers (1707-87), ne fut pas, avec plus de réserve, une amie moins sincère ni moins obligeante, jusqu'à s'intéresser à Thérèse Levasseur. Ils lui passèrent ses sauvageries, ses quintes d'humeur, ses coups de boutoir; avec personne peut-être il ne se montra plus simple, plus cordial, plus délicieux, ni plus déplaisant et plus ours. Toutes les prévenances, tous les ménagements délicats que réclame un grand homme, un cœur ombrageux, un esprit défiant, un malade, il les reçut de M. et Mme. de Luxembourg pendant les trois ans qu'il les fréquenta. Les Lettres à M. de Malesherbes occupent donc une place centrale dans la vie de Rousseau et forment un excellent point de perspective pour étudier cette vie. Elles sont comme un premier crayon des Confessions, concentré, ramassé, mais simplifié. On en devra chercher le commentaire dans les Confessions, les Rêveries, la Correspondance, l'Héloïse, et la profession de foi du vicaire Savoyard. Elles imposent l'obligation de rayonner à travers l'œuvre de Rousseau. ALL SOULS COLLEGE, OXFORD. G. RUDLER. |