avec moins d'effroi le moment de les goûter sans distraction. Mais me voici déjà à la fin de ma seconde feuille. Il m'en faudroit pourtant encore une. Encore une lettre donc, et puis plus. Pardon, Monsieur; quoique j'aime trop à parler de moi, je n'aime pas à en parler avec tout le monde: c'est ce qui me fait abuser de l'occasion quand je l'ai et qu'elle me plaît. Voilà mon tort et mon excuse: je vous prie de la prendre en gré. IV A MONTMORENCY, le 28 janvier 1762 (a). Je vous ai montré, Monsieur, dans le secret de mon cœur, les vrais motifs de ma retraite et de toute ma conduite, motifs bien moins nobles sans doute que vous ne les avez supposés, mais tels pourtant qu'ils me rendent content de moi-même, et m'inspirent la fierté d'âme d'un homme qui se sent bien ordonné, et qui, ayant eu le courage de faire ce qu'il falloit pour l'être, croit pouvoir s'en imputer le mérite. Il dépendoit de moi non de me faire un autre tempérament, ni un autre caractère, mais de tirer parti du mien, pour me rendre bon à moi-même, et nullement méchant aux autres. C'est beaucoup que cela, Monsieur, et peu d'hommes en peuvent dire autant. Aussi je ne vous déguiserai point que, malgré le sentiment de mes vices, j'ai pour moi une haute estime.1 2 Vos gens de lettres ont beau crier qu'un (a) 1780, excepté le minuscule de janvier; Dufour: A Montmorenci le 28 Jr. 1762. homme seul est inutile à tout le monde et ne remplit pas ses devoirs dans la société. J'estime, moi, les paysans de Montmorency des membres plus utiles à la société que tous ces tas de désœuvrés payés de la graisse du peuple pour aller six fois (b) la semaine bavarder dans une académie; et je suis plus content de pouvoir, dans l'occasion, faire quelque plaisir à mes pauvres voisins que d'aider à parvenir à ces foules de petits intrigans dont Paris est plein, qui tous aspirent à l'honneur d'être des fripons en place, et que, pour le bien public, ainsi que pour le leur, on devroit tous renvoyer labourer la terre dans leurs provinces. C'est quelque chose que de donner l'exemple aux hommes de la vie qu'ils devroient tous mener (b). C'est quelque chose d'avertir les hommes de la folie des opinions qui les rendent misérables. C'est quelque chose d'avoir pu contribuer à empêcher ou différer au moins, dans ma patrie, l'établissement pernicieux que, pour faire sa cour à Voltaire à nos dépens, d'Alembert vouloit qu'on fît parmi nous. Si j'eusse vécu dans (b) 1780. Dufour n'a pas ces deux mots. (b') Ici on devrait lire la phrase: C'est quelque chose, quand on n'a plus ni force ni santé pour travailler de ses bras, d'oser, de sa retraite, faire entendre la voix de la vérité. En 1780 les quatres phrases qui commencent par C'est quelque chose ne sont séparées que par des points-virgules. Genève, je n'aurois pu ni publier l'épître dédicatoire du Discours sur l'inégalité, ni parler même contre l'établissement de la Comédie, du ton que je l'ai fait. Je serois beaucoup plus inutile à mes compatriotes, vivant au milieu d'eux, que je ne puis l'être, dans l'occasion, de ma retraite. Qu'importe en quel lieu j'habite, si j'agis où je dois agir? D'ailleurs les habitans de Montmorency sont-ils moins hommes que les Parisiens, et quand je puis en dissuader quelqu'un d'envoyer son enfant se corrompre à la ville, fais-je moins de bien que si je pouvois de la ville le renvoyer au foyer paternel? Mon indigence seule ne m'empêcheroit-elle pas d'être inutile de la manière que tous ces beaux parleurs l'entendent, et puisque je ne mange du pain qu'autant que j'en gagne, ne suis-je pas forcé de travailler pour ma subsistance, et de payer à la société tout le besoin que je puis avoir d'elle? Il est vrai que je me suis refusé aux occupations qui ne m'étoient pas propres; 5 ne me sentant point le talent qui pouvoit me faire mériter le bien que vous m'avez voulu faire, l'accepter eût été le voler à quelque homme de lettres aussi indigent que moi et plus capable de ce travaillà; en me l'offrant, vous supposiez que j'étois en état de faire un extrait, que je pouvois m'occuper de matières qui m'étoient indifférentes; et cela n'étant pas, je vous aurois trompé; je me serois rendu indigne de vos bontés, en me conduisant autrement que je n'ai fait; on n'est jamais excusable de faire mal ce qu'on fait volontairement; je serois maintenant mécontent de moi, et vous aussi; et je ne goûterois pas le plaisir que je prends à vous écrire. Enfin, tant que mes forces me l'ont permis, en travaillant pour moi, j'ai fait, selon ma portée, tout ce que j'ai pu pour la société; si j'ai peu fait pour elle, j'en ai encore moins exigé, et je me crois si bien quitte avec elle. dans l'état où je suis que, si je pouvois désormais me reposer tout à fait et vivre pour moi seul, je le ferois sans scrupule. J'écarterai du moins de moi, de toutes mes forces, l'importunité du bruit public. Quand je vivrois encore cent ans, je n'écrirois pas une ligne pour la presse, et ne croirois vraiment recommencer à vivre que quand je serois tout à fait oublié. J'avoue pourtant qu'il a tenu à peu que je ne me sois trouvé rengagé dans le monde et que je n'aie abandonné ma solitude, non par dégoût pour elle, mais par un goût non moins vif que j'ai failli lui préférer. Il faudroit, Monsieur, que vous connussiez l'état de délaissement et d'abandon de tous mes amis où je |