a des éloges personnels aux Caractères qui louent, que je la puisse sentir, et avouer ma faute. Si, chargé de faire quelque autre harangue, je retombe encore dans des peintures, c'est alors qu'on pourra écouter leur critique, et peut-être me condamner; je dis peut-être, puisque les Caractères, ou du moins les images des choses et des personnes, sont inévitables dans l'oraison, que tout écrivain est peintre, et tout excellent écrivain excellent peintre. J'avoue que j'ai ajouté à ces tableaux, qui étoient de commande, les louanges de chacun des hommes illustres qui composent l'Académie françoise; et ils ont dû me le pardonner, s'ils ont fait attention qu'autant pour ménager leur pudeur que pour éviter les Caractères, je me suis abstenu de toucher à leurs personnes, pour ne parler que de leurs ouvrages, dont j'ai fait des éloges critiques plus ou moins étendus, selon que les sujets qu'ils y ont traités pouvoient l'exiger. — J'ai loué des académiciens encore vivants, disent quelques-uns. — Il est vrai; mais je les ai loués tous : qui d'entre eux auroit une raison de se plaindre? — C'est une conduite 2 toute nouvelle, ajoutent-ils, et qui n'avoit point encore eu d'exemple. Je veux en convenir, et que j'ai pris soin de m'écarter des lieux communs et des phrases I VAR. des éloges publics. 2 VAR.: C'est une coutume. " proverbiales usées depuis si longtemps, pour avoir servi à un nombre infini de pareils discours depuis la naissance de l'Académie françoise. M'étoit-il donc si difficile de faire entrer Rome et Athènes, le Lycée et le Portique, dans l'éloge de cette savante compagnie? « Être au comble de ses vœux de se « voir académicien; protester que ce jour où l'on jouit pour la première fois d'un si rare bonheur « est le jour le plus beau de sa vie; douter si cet honneur qu'on vient de recevoir est une chose « vraie ou qu'on ait songée; espérer de puiser dé"sormais à la source les plus pures eaux de l'élo«quence françoise; n'avoir accepté, n'avoir desiré « une telle place que pour profiter des lumières « de tant de personnes si éclairées; promettre que, « tout indigne de leur choix qu'on se reconnoît, " on s'efforcera de s'en rendre digne ; » cent autres formules de pareils compliments sont-elles si rares et si peu connues que je n'eusse pu les trouver, les placer, et en mériter des applaudissements? Parce donc que j'ai cru que quoi que l'envie et l'injustice publient de l'Académie françoise, quoi qu'elles veuillent dire de son âge d'or et de sa décadence, elle n'a jamais, depuis son établissement, rassemblé un si grand nombre de personnages illustres par toutes sortes de talents et en tout genre d'érudition qu'il est facile aujourd'hui d'y en remar LA BRUYÈRE. II. 21 quer, et que dans cette prévention où Je suis, je n'aí pas espéré que cette compagnie pût être une autre fois plus belle à peindre, ni prise dans un jour plus favorable, et que je me suis servi de l'occasion, ai-je rien fait qui doive m'attirer les moindres reproches? Cicéron a pu louer impunément Brutus, César, Pompée, Marcellus, qui étoient vivants, qui étoient présents: il les a loués plusieurs fois; il les a loués seuls dans le sénat, souvent en présence de leurs ennemis, toujours devant une compagnic jalouse de leur mérite, et qui avoit bien d'autres délicatesses de politique sur la vertu des grands hommes que n'en sauroit avoir l'Académie françoise. J'ai loué les Académiciens, je les ai loués tous, et ce n'a pas été impunément que me seroit-il arrivé si je les avois blâmes tous? " : «Je viens d'entendre, a dit Théobalde 1, une grande « vilaine harangue qui m'a fait bâiller vingt fois, et qui m'a ennuyé à la mort. » Voilà ce qu'il a dit, et voilà ensuite ce qu'il a fait, lui et peu d'autres qui ont cru devoir entrer dans les mêmes intérêts. Ils partirent pour la cour le lendemain de la prononciation de ma harangue, ils allèrent de maison en maison, ils dirent aux personnes auprès de qui ils ont accès que je leur avois balbutić la veille un discours où il n'y avoit ni style ni sens commun, qui 1 Fontenelle. étoit rempli d'extravagances, et une vraie satire. Revenus à Paris, ils se cantonnèrent en divers quartiers, où ils répandirent tant de venin contre moi, s'acharnèrent si fort à diffamer cette harangue, soit dans leurs conversations, soit dans les lettres qu'ils écrivirent à leurs amis dans les provinces, en dirent tant de mal, et le persuadèrent si fortement à qui ne l'avoit pas entendue, qu'ils crurent pouvoir insinuer au public, ou que les Caractères faits de la même main étoient mauvais, ou que s'ils étoient bons, je n'en étois pas l'auteur; mais qu'une femme de mes amies m'avoit fourni ce qu'il y avoit de plus supportable. Ils prononcèrent aussi que je n'étois pas capable de faire rien de suivi, pas même la moindre préface : tant ils estimoient impraticable à un homme même qui est dans l'habitude de penser, et d'écrire ce qu'il pense, l'art de lier ses pensées et de faire des transitions. Ils firent plus violant les lois de l'Académie françoise, qui défend aux académiciens d'écrire ou de faire écrire contre leurs confrères, ils lâcherent sur moi deux auteurs1 associés à une même gazette: ils les animèrent, non pas à publier contre moi une satire fine et ingénieuse, ouvrage trop audessous des uns et des autres, facile à manier, et I Donneau de Visé et Thomas Corneille. dont les moindres esprits se trouvent capables; mais à me dire de ces injures grossières et personnelles, si difficiles à rencontrer, si pénibles à prononcer ou à écrire, surtout à des gens à qui je veux croire qu'il reste encore quelque pudeur et quelque soin de leur réputation. Et en vérité je ne doute point que le public ne soit enfin étourdi et fatigué d'entendre, depuis quelques années, de vieux corbeaux croasser autour de ceux qui, d'un vol libre et d'une plume légère, se sont élevés à quelque gloire par leurs écrits. Ces oiseaux lugubres semblent, par leurs cris continuels, leur vouloir imputer le décri universel où tombe nécessairement tout ce qu'ils exposent au grand jour de l'impression; comme si on étoit cause qu'ils manquent de force et d'haleine, ou qu'on dût être responsable de cette médiocrité répandue sur leurs ouvrages. S'il s'imprime un livre de mœurs assez mal digéré pour tomber de soi-même et ne pas exciter leur jalousie, ils le louent volontiers, et plus volontiers encore ils n'en parlent point : mais s'il est tel que le monde en parle, ils l'attaquent avec furie. Prosc, vers, tout est sujet à leur censure, tout est en proie à une haine implacable qu'ils ont conçue contre ce qui ose paroître dans quelque perfection, et avec les signes d'une approbation publique. On ne sait plus quelle morale leur fournir qui leur agrée; il faudra leur rendre celle de La |