50 DU SOUVERAIN par leur génie et leur sagesse; suivre les traces augustes de leur victorieux père, imiter sa bonté, sa docilité, son équité, sa vigilance, son intrépidité? Que me serviroit, en un mot, comme à tout le peuple, que le prince fût heureux et comblé de gloire par lui-même et par les siens, que ma patrie fût puissante et formidable, si, triste et inquiet, j'y vivois dans l'oppression ou dans l'indigence; si, à couvert des courses de l'ennemi, je me trouvois exposé dans les places ou dans les rues d'une ville au fer d'un assassin, et que je craignisse moins dans l'horreur de la nuit d'être pillé ou massacré dans d'épaisses forêts que dans ses carrefours; si la sûreté, l'ordre et la propreté, ne rendoient pas le séjour des villes si délicieux, et n'y avoient pas amené, avec l'abondance, la douceur de la société ; si, foible et seul de mon parti, j'avois à souffrir dans ma métairie du voisinage d'un grand, et si l'on avoit moins pourvu à me faire justice de ses entreprises; si je n'avois pas sous ma main autant de maîtres et d'excellents maîtres pour élever mes enfants dans les sciences ou dans les arts qui feront un jour leur établissement; si, par la facilité du commerce1, il m'étoit moins ordinaire de m'habiller I La Bruyère donne ici à Louis XIV un juste tribut d'éloges pour les encouragements accordés à l'industrie de 1663 jusqu'en 1672. de bonnes étoffes, et de me nourrir de viandes saines, et de les acheter peu; si enfin, par les soins du prince, je n'étois pas aussi content de ma fortune, qu'il doit lui-même par ses vertus l'être de la sienne? 25. Les huit ou les dix mille hommes sont au souverain comme une monnoie dont il achète une place ou une victoire s'il fait qu'il lui en coûte moins, s'il épargne les hommes, il ressemble à celui qui marchande et qui connoît mieux qu'un autre le prix de l'argent. 26. Tout prospère dans une monarchie où l'on confond les intérêts de l'État avec ceux du prince. 27. Nommer un roi PÈRE DU PEUPLE est moins faire son éloge que l'appeler par son nom, ou faire sa définition. 28. Il y a un commerce ou un retour de devoirs du souverain à ses sujets, et de ceux-ci au souverain: quels sont les plus assujettissants et les plus pénibles, je ne le déciderai pas. Il s'agit de juger, d'un côté, entre les étroits engagements du respect, des secours, des services, de l'obéissance, de la dépendance; et d'un autre, les obligations indispensables de bonté, de justice, de soins, de défense, de protection. Dire qu'un prince est arbitre de la vie des hommes, c'est dire seulement que les hommes, par leurs crimes, deviennent naturellement soumis aux lois et à la justice, dont le prince est le dépositaire : ajouter qu'il est maître absolu de tous les biens de 52 DU SOUVERAIN ses sujets, sans égards, sans compte ni discussion, c'est le langage de la flatterie, c'est l'opinion d'un favori qui se dédira à l'agonie. 29. Quand vous voyez quelquefois un nombreux troupeau qui, répandu sur une colline vers le déclin d'un beau jour, paît tranquillement le thym et le serpolet, ou qui broute dans une prairie une herbe menue et tendre qui a échappé à la faux du moissonneur, le berger soigneux et attentif est debout auprès de ses brebis ; il ne les perd pas de vue, il les suit, il les conduit, il les change de pâturage : si elles se dispersent, il les rassemble; si un loup avide paroît, il lâche son chien qui le met en fuite; il les nourrit, il les défend; l'aurore le trouve déja en pleine campagne, d'où il ne se retire qu'avec le soleil quels soins! quelle vigilance! quelle servitude! Quelle condition vous paroît la plus délicieuse et la plus libre, ou du berger ou des brebis? le troupeau est-il fait pour le berger, ou le berger pour le troupeau? Image naïve des peuples et du prince qui les gouverne, s'il est bon prince. Le faste et le luxe dans un souverain, c'est le berger habillé d'or et de pierreries, la houlette d'or en ses mains; son chien a un collier d'or, il est attaché avec une laisse d'or et de soie : que sert tant d'or à son troupeau ou contre les loups? 30. Quelle heureuse place que celle qui fournit dans tous les instants l'occasion à un homme de faire bien à tant de milliers d'hommes ! quel dangereux ste que celui qui expose à tous moments un homme nuire à un million d'hommes! 31. Si les hommes ne sont point capables sur la rre d'une joie plus naturelle, plus flatteuse et us sensible que de connoître qu'ils sont aimés; si les rois sont hommes, peuvent-ils jamais trop heter le cœur de leurs peuples? 32. Il y a peu de règles générales et de mesures rtaines pour bien gouverner : l'on suit le temps les conjonctures, et cela roule sur la prudence sur les vues de ceux qui règnent: aussi le chefeuvre de l'esprit, c'est le parfait gouvernement; ce ne seroit peut-être pas une chose possible, si s peuples, par l'habitude où ils sont de la dépennce et de la soumission, ne faisoient la moitié de uvrage. 33. Sous un très-grand roi, ceux qui tiennent les emières places n'ont que des devoirs faciles, et e l'on remplit sans nulle peine : tout coule de urce; l'autorité et le génie du prince leur aplasent les chemins, leur épargnent les difficultés, font tout prospérer au delà de leur attente: ils t le mérite de subalternes. 34. Si c'est trop de se trouver chargé d'une seule nille, si c'est assez d'avoir à répondre de soi seul, el poids, quel accablement, que celui de tout royaume ! Un souverain est-il payé de ses peines 54 DU SOUVERAIN par le plaisir que semble donner une puissance absolue, par toutes les prosternations des courtisans? Je songe aux pénibles, douteux et dangereux chemins qu'il est quelquefois obligé de suivre pour arriver à la tranquillité publique; je repasse les moyens extrêmes, mais nécessaires, dont il use souvent pour une bonne fin: je sais qu'il doit répondre à Dieu même de la félicité de ses peuples, que le bien et le mal est en ses mains, et que toute ignorance ne l'excuse pas; et je me dis à moi-même : « Voudrois-je régner? » Un homme un peu heureux dans une condition privée devroit-il y renoncer pour une monarchie? N'est-ce pas beaucoup pour celui qui se trouve en place par un droit héréditaire, de supporter d'être né roi? " 35. Que de dons du ciel ne faut-il pas pour bien régner! Une naissance auguste 1, un air d'empire et d'autorité, un visage qui remplisse la curiosité des peuples empressés de voir le prince, et qui conserve le respect dans le courtisan; une parfaite égalité d'humeur, un grand éloignement pour la raillerie piquante, ou assez de raison pour ne se la permettre point; ne faire jamais ni menaces ni reproches, ne point céder à la colère, et être toujours obéi; l'esprit facile, insinuant; le cœur ouvert, sincère, et dont on croit voir le fond, et ainsi très-propre à se faire I Portrait de Louis XIV. |