En ramenant une vue générale sur le doyen dont vous regrettez la perte, nous pouvons dire de lui: cœur sincère et bienveillant, homme de conscience et de courage, écrivain correct et méthodique, tête saine et gouvernante, l'ardeur qu'il mit à faire le bien lorsqu'il s'agissait de réveiller l'indolence des routines, fut de la fermeté à empêcher le mal quand vint le règne pétulant des innovations. Remuez la longue chaîne de tout ce qui a été, depuis soixante ans, conçu, entrepris et achevé, de vrai, de bon, d'utile, vous n'y rencontrerez pas un seul anneau qui ne porte quelque vestige de la pensée, du secours ou du vœu de M. Morellet. Ses idées en économie politique touchèrent quelquefois au génie; des actions de sa vie allèrent jusqu'à l'héroïsme; les unes et les autres furent constamment empreintes de modération, car j'appelle ainsi l'union de la sagesse et de la force. Il suffit de quelques caractères semblables, jetés par intervalles sur la terre, pour protester au nom de la Providence, contre les invasions de la sottise, ou les représailles de la barbarie. La philosophie aurait mał payé les services de M. Mo rellet, si elle l'eût exposé sans défense aux coups du sort. L'accident affreux qui, à l'âge de quatre-vingt-huit ans, fractura son corps, prouva combien il était supérieur aux souffrances. Ses membres captifs et douloureux ne purent altérer ni l'activité de ses travaux, ni l'indépendance de son âme, ni le noble intérêt dont le remplissaient ses deux idoles, la patrie et la vérité. Il s'était en quelque sorte préparé à cette victoire par ses triomphes sur la vieillesse, sur ce dernier don que la nature vend cher à ses favoris. Ceux-là s'abusent étrangement, qui comptent appren MORELLET, e TOM. L. 2o édit. b dre dans les livres à supporter la vieillesse. Résultat nécessaire de ce qui l'a précédée, elle arrive telle que nous nous la sommes faite. Il est des vies pleines et généreuses auxquelles s'ajoutent les années, non comme un poids du temps, mais comme un degré d'honneur. Ainsi la carrière de M. Morellet fut embellie vers son terme, par ce je ne sais quoi de libre et de satisfait, qui annonce l'accomplissement d'une bonne et utile destinée. On observa en effet plus de souplesse et de couleur dans le style de ses derniers écrits; son goût pour la musique sembla se rajeunir; comme Socrate vieillissant, il composa des vers. Plus d'une fois, je me suis figuré que je lisais les détails de sa vie intérieure dans un fragment de Plutarque, tant il me semblait exister de rapports naturels et d'antique analogie entre la manière du peintre et la physionomie du modèle. Je pénètre dans l'asile studieux habité par notre sage, et je contemple avec curiosité les artifices ingénieux qu'il inventa pour l'économie du temps et du mouvement. Il m'offre lui-même, sous le mâle exté. rieur d'un disciple de Xénocrate, un mélange piquant de candeur et de pénétration, de grands souvenirs et de simplicité. Il vient de tracer d'une main furtive quelques pages de son Commentaire sur Rabelais, et je vois s'attacher à ses lèvres ce rire du vieillard, attribut d'un esprit ferme qui a jugé les choses de la terre. Ici l'environnent et l'écoutent de nombreux amis, dont par de solides vertus il mérita la fidélité, une famille attentive qui reconnaît ses bienfaits, des voyageurs distingués qu'attire sa réputation, des femmes d'un noble caractère, dignes des plus purs attachemens. Les voilà retrouvés ces entretiens des sages, ces banquets où l'instruction s'épanche en vives saillies! Voilà ces chastes gaîtés qui ne vieillissent point, parce qu'elles sortent de l'âme ! Le philosophe salue l'anniversaire de sa naissance par des chants d'une raison aimable et d'une grâce anacreontique; tout s'enivre de sa joie; et ces fètes du savoir et de l'amitié se renouvellent autour du vieillard jusqu'au moment où, vaincu par la nature, il laisse la lyre échapper de ses mains, et son âme immortelle s'envoler avec ses chants. Il n'est pas besoin de fiction pour penser que M. Morellet fut heureux. Il le fut à la manière des âmes élevées, par le bien qu'il fit et par le bien qu'il voulut faire. S'il souffrit des maux de la France, il vécut assez pour en voir le dédommagement qu'il avait désiré. Il a joui avec ivresse du retour de nos princes légitimes, et tout porte à croire que ce sentiment, dont la vivacité tint désormais la plus grande place dans les intérêts de sa vie, en a aussi prolongé la durée. Premières années; Jésuites de Lyon; Séminaire; Sorbonne. Turgot, Loménie de Brienne. RI Arrivé à l'âge de soixante-dix ans, et à une épo que où je ne suis plus fort éloigné du terme de ma carrière, que les troubles au milieu desquels nous vivons peuvent d'un moment à l'autre abréger encore, je veux profiter du temps qui me reste pour jeter un coup-d'œil en arrière sur le chemin que j'ai fait dans la vie, me rappeler les obstacles que j'y ai rencontrés, les moyens qui m'ont aidé quelquefois à les vaincre, les liaisons que j'ai formées, MORELLET, TOм. 1. 2o édit. 1 |