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que toutes les langues orientales, signifie destructeur, exterminateur. Apollon et David sont tous deux bergers; Apollon est chassé du ciel, David est chassé de la cour de Saül; tous deux jouent de la lyre; Apollon tue le serpent Python, David délivre Saül de l'esprit de Python qui l'obsédait; Apollon est le Dieu des vers et du chant, David fait des hymnes; Apollon est blond et beau, David erat rufus et pulcher aspectu; Apollon envoie la peste dans le camp des Grecs, et David l'attire sur son peuple; Apollon prédit l'avenir et inspire les Sibylles, David est prophète, etc.

Avec cet esprit bizarre, et malgré tout l'intérêt qu'il mettait à ses découvertes, souvent extravagantes, il n'avait aucun éloignement pour ceux qui ne les admettaient pas; il riait tout le premier d'une conjecture hasardée ou folle qu'il avait faite la veille, et quand il me la communiquait, il trouvait bon que j'en risse aux éclats. Enfin son commerce littéraire était le plus doux du monde, parce que la singularité et la sagacité de son esprit étaient accompagnées de beaucoup de bonhomie et d'une simplicité d'enfant. Il est mort vers la fin de 1759, à mon retour d'Italie, regretté de tous ceux qui l'avaient connu.

Je quitte Boullanger pour retourner à Rome, ой ses lettres venaient me trouver. Nous y restâmes trois mois, et nous partîmes pour Naples, quelqués jours après le couronnement du nouveau pape Rezzonico, qui prit le nom de Clément XIII. J'avais fait

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à Rome peu de connaissances, et je m'y amusais médiocrement: cette foule d'abbés, gens de condition et destinés à l'épiscopat, éclipsait un pauvre homme de lettres, dans un pays où l'espèce de littérature philosophique à laquelle me portait mon goût n'était pas en grand honneur.

A Naples, les beaux spectacles qu'offrent les antiquités de Puzzoles et de Baies, et le Vésuve, et la Solfatare, et Pausylippe, et la beauté de la ville et du climat, et le charme de la musique, m'attachèrent davantage: aussi je laissai mon élève repartir pour Rome avec l'abbé de Brienne et l'abbé de Saint-Simon, depuis évêque d'Agde; et moi, je prolongeai d'une quinzaine mon séjour à Naples. Je n'y trouvai point cependant de liaison littéraire à former, si ce n'est celle d'un comte Gazola, qui avait de beaux dessins. Mais le consul de France me donna quelques mémoires sur le commerce, Je tirai aussi plusieurs renseignemens de l'ambassadeur, M. d'Ossune, et de son secrétaire, Basquiat de la House, qui a depuis été ministre de France en d'autres cours.

Celui-ci était une espèce de toustic qui ne manquait pas d'esprit, et encore moins d'adresse. C'est lui qui, ayant en Gascogne, sa patrie, dans un petit village, un petit bien en vignes et en mauvais vin qu'on ne pouvait vendre, imagina de se faire donner par le pape un corps saint, qu'il baptisa d'un nom vénéré dans le pays, qu'il envoya avec toutes les bulles et indulgences possibles, et pour

lequel il s'établit une fête et une foire, où le concours de tous les villages voisins lui a depuis fait vendre et boire chaque année tout son vin en huit jours.

Puisque j'ai nommé ce Basquiat, je veux conter une autre facétie de sa façon, à laquelle je ne puis penser sans rire. Nous allions souvent chez l'ambassadeur, qui vivait fort noblement. Nous y trouvions quelquefois un M. de Turbilly, gentilhomme français, frère d'un autre Turbilly qui s'occupait en ce temps-là d'expériences d'agriculture, et de charrues, et de semoirs. Celui de Naples était ennuyeux à fuir d'une lieue, de ceux que les Italiens appellent secatore di strada publica, ennuyeux de grand chemin, , par allusion aux voleurs qui vous attendent sur les routes pour vous assassiner. L'am bassadeur le recevait par bonhomie, sans discon venir qu'il était le fléau de la société.

Lorsque Basquiat voyait que son ambassadeur commençait à se lasser de Turbilly, il lui demandait la permission de l'en débarrasser. Alors commençait une scène la plus divertissante du monde. Basquiat s'approchait du Turbilly, et le rencoignait bientôt dans la croisée la plus voisine de la porte. Là, le prenant à la boutonnière, il lui entamait un conte qui ne finissait pas, ou une discussion vague qui ne marchait pas, ou des raisonnemens à perte de vue, enchevêtrés les uns dans les autres avec un art vraiment prodigieux; assaisonnant son discours de bâillemens si naturels qu'ils gagnaient bien vite le pauvre patient, et que ce symptôme nous mettait en état d'observer tous les progrès de son mal. Enfin, quand il commençait à tourner à la mort, Basquiat ouvrant la porte, le pauvre homme s'échappait, et nous laissait riant aux éclats du succès d'un ennuyeur, qui nous divertissait en ennuyant un ennuyeux.

Je rassemblai aussi à Naples différens mémoires d'économie publique, et je fis, à l'aide du consul, une collection d'échantillons de toutes les étoffes de laine légères, et des étoffes de coton que les Anglais portent dans ces pays. J'envoyai ces échan tillons à M. Trudaine, qui les distribua, comme objets d'imitation, à nos fabriques françaises.

En quittant Rome et Naples, nous allâmes passer six semaines en Toscane et d'abord à Florence, où je fis connaissance avec le président Neri, qui venait de terminer un grand travail sur les impositions de la Lombardie autrichienne, Il censimento di Milano, et avec le comte Firmani, depuis gouverneur du Milanais; ensuite, nous vîmes Sienne, Pise, Lucques, Livourne. J'eus à Livourne plusieurs mémoires sur le commerce de cette place, ainsi que sur celui de la Toscane, et j'en traduisis de grands morceaux destinés à M. Trudaine et au bureau du commerce.

Revenus à Florence, nous allâmes à Venise, où nous passâmes encore un mois environ, mais à mener une vie bien monotone, sauf le temps où nous allions voir les chefs-d'œuvre de l'école véni

tienne. Je ne fis, dans cette ville, de connaissance utile à mes vues que celle d'Angelo Quirini, qui a depuis joué un grand rôle dans sa république, mais que je ne pus connaître qu'en passant.

Je vis à Padoue, en décembre 1758, le célèbre Tartini. Je l'écoutai parler musique. Le bonhomme était fort occupé de faire adopter à l'Académie des sciences de Paris son système sur le principe de l'harmonie. J'avais cru, sur ce que j'en avais entendu dire (car je n'avais pas lu son ouvrage), qu'il n'avait d'autre prétention que de faire recevoir comme la véritable base fondamentale le troisième son qui résonne lorsqu'on en fait entendre deux autres, expérience qui lui appartient. Mais il a bien d'autres idées : il veut assigner le premier principe physique de l'harmonie; il rejette la coïncidence des vibrations, etc., et il prétend le trouver dans le rapport de certaines ordonnées à certaines abscisses; il prétend que ce rapport est toujours le même que celui des termes de la proposition harmonique, et il prouve, en passant, que la quadrature du cercle est impossible à trouver; il ajoute, toujours en passant, que son principe est universel dans l'ordre physique, et qu'il est une clef du système de l'univers. Comme il craignait que l'Académie ne se déterminât pas à lire son ouvrage, qui est fort mal écrit et qui est une énigme perpétuelle, il en avait fait un petit extrait en quatre pages in-folio de très-fine écriture, et il me promit de m'en envoyer une copie. Morelli de Vérone,

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MORELLET, TOM. 1. 2o édit.

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