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faire du bruit, et relevèrent ses ouvrages théoriques que leur obscurité laissait à la portée de peu de gens. Par hasard j'entendis parler de son Traité de l'Harmonie, et je n'eus point de repos que je n'eusse acquis ce livre. Par un autre hasard je tombai malade. La maladie était inflammatoire; elle fut vive et courte, mais ma convalescence fut longue, et je ne fus d'un mois en état de sortir. Durant ce temps j'ébauchai, je dévorai mon Traité de l'Harmonie 1; mais il était si long, si diffus, si mal arrangé, que je sentis qu'il me fallait un temps considérable pour l'étudier et le débrouiller. Je suspendais mon application et je récréais mes yeux avec de la musique. Les cantates de Bernier, sur lesquelles je m'exerçais, ne me sortaient pas de l'esprit. J'en appris par coeur quatre ou cinq, entre autres celle des Amours dormants, que je n'ai pas revue depuis ce temps-là, et que je sais encore presque tout entière, de même que l'Amour piqué par une abeille, très-jolie cantate de Clerambault, que j'appris à peu près dans le même temps.

Pour m'achever, il arriva de la Val-d'Aost un jeune organiste appelé l'abbé Palais, bon musicien, bon homme, et qui accompagnait très-bien du clavecin. Je fais connaissance avec lui; nous voilà in

La première édition est de 1722, in- 4°. Les opéra de Rameau qui parurent de 1732 à 1741 (espace de temps renfermé dans les ve et vie livres des Confessions), sont Hippolyte et Aricie, paroles de Pellegrin, tragédie-opéra en cinq actes, représentée en 1733: c'est le premier opéra de Rameau; il fut suivi des Indes galantes, 1736; de Castor et Pollux, 1737; des Fêtes d'Hébé, 1739; et de Dardanus, 1739.

séparables. Il était élève d'un moine italien, grand organiste. Il me parlait de ses principes : je les comparais avec ceux de mon Rameau; je remplissais ma tête d'accompagnements; d'accords, d'harmonie. Il fallait se former l'oreille à tout cela. Je proposai à maman un petit concert tous les mois: elle y consentit. Me voilà si plein de ce concert, que ni jour ni nuit je ne m'occupais d'autre chose; et réellement cela m'occupait, et beaucoup, pour rassembler la musique, les concertants, les instruments, tirer les parties, etc. Maman chantait; le P. Caton, dont j'ai parlé et dont j'ai à parler encore, chantait aussi; un maître à danser appelé Roche, et son fils, jouaient dù violon; Canavas, musicien piémontais, qui travaillait au cadastre, et qui depuis s'est marié à Paris, jouait du violoncelle; l'abbé Palais accompagnait du clavecin ; j'avais 'honneur de conduire la musique, sans oublier le bâton du bûcheron. On peut juger combien tout cela était beau! pas tout-à-fait comme chez M. de Treytorens; mais il ne s'en fallait guère.

Le petit concert de madame de Warens, nouvelle convertie, et vivant, disait-on, des charités du roi, faisait murmurer la séquelle dévote; mais c'était un amusement agréable pour plusieurs hon. nêtes gens. On ne devinerait pas qui je mets à leur tête en cette occasion: un moine, mais un moine homme de mérite, et même aimable, dont les infortuneş m'ont dans la suite bien vivement affecté, et dont la mémoire liée à celle de mes beaux jours m'est encore chère. Il s'agit du P. Caton, cordelier, qui,

conjointement avec le comte Dortan, avait fait saisir à Lyon la musique du pauvre petit-chat; ce qui n'est pas le plus beau trait de sa vie. Il était bachelier de Sorbonne : il avait vécu long-temps à Paris dans le plus grand monde, et très-faufilé surtout chez le marquis d'Antremont, alors ambassadeur de Sardaigne. C'était un grand homme, bien fait, le visage plein, les yeux à fleur de tête, des cheveux noirs qui faisaient sans affectation le crochet à côté du front, l'air à la fois noble, ouvert, modeste, se présentant simplement et bien, n'ayant ni le maintien cafard ou effronté des moines, ni l'abord cavalier d'un homme à la mode, quoiqu'il le fùt, mais l'assurance d'un honnête homme qui, sans rougir de sa robe, s'honore lui-même et se sent toujours à sa place parmi les honnêtes gens. Quoique le P. Caton n'eût pas beaucoup d'étude pour un docteur, il en avait beaucoup pour un homme du monde ; et n'étant point pressé de montrer son acquis, il le plaçait si à propos qu'il en paraissait davantage. Ayant beaucoup vécu dans la société, il s'était plus attaché aux talents agréables qu'à un solide savoir. Il avait de l'esprit, faisait des vers, parlait bien, chantait mieux, avait la voix belle, touchait l'orgue et le clavecin. Il n'en fallait pas tant pour être recherché; aussi l'était-il: mais cela lui fit si peu négliger les soins de son état, qu'il parvint, malgré des concurrents trèsjaloux, à être élu définiteur de sa province, ou, comme on dit, un des grands colliers de l'ordre.

a VAR. « Aux côtés du front. >>

Ce P. Caton fit connaissance avec maman chez le marquis d'Antremont. Il entendit parler de nos concerts, il voulut en être; il en fut, et les rendit brillants. Nous fumes bientôt liés par notre goût commun pour la musique, qui chez l'un et chez l'autre était une passion très-vive; avec cette différence qu'il était vraiment musicien, et que je n'étais qu'un barbouillon. Nous allions avec Canavas et l'abbé Palais faire de la musique dans sa chambre, et quelquefois à son orgue les jours de fête. Nous dinions souvent à son petit couvert; car ce qu'il y avait encore d'étonnant pour un moine est qu'il était généreux, magnifique, et sensuel sans grossièreté. Les jours de nos concerts il soupait chez maman. Ces soupers étaient très-gais, trèsagréables; on y disait le mot et la chose; on y chantait des duo : j'étais à mon aise ; j'avais de l'esprit, des saillies; le P. Caton était charmant; maman était adorable; l'abbé Palais, avec sa voix de bœuf, était le plastron. Moments si doux de la folâtre jeunesse, qu'il y a de temps que vous êtes partis!

Comme je n'aurai plus à parler de ce pauvre P. Caton, que j'achève ici en deux mots sa triste histoire. Les autres moines, jaloux ou plutôt furieux de lui voir un mérite, une élégance de moeurs qui n'avait rien de la crapule monastique, le prirent en haine, parce qu'il n'était pas aussi haïssable qu'eux. Les chefs se liguèrent contre lui, et ameutèrent les moinillons envieux de sa place, et qui n'osaient auparavant le regarder. On lui fit mille affronts, on

le destitua, on lui, ôta sa chambre, qu'il avait meublée avec goût quoique avec simplicité; on le relégua je ne sais où; enfin ces misérables l'accablerent de tant d'outrages que son ame honnête et fière avec justice n'y put résister; et, après avoir fait les délices des sociétés les plus aimables, il mourut de douleur sur un vil grabat, dans quelque fond de cellule ou de cachot, regretté, pleuré de tous les honnêtes gens dont il fut connu, et qui ne lui ont trouvé d'autre défaut que d'être moine.

cœur,

Avec ce petit train de vie je fis si bien en trèspeu de temps, qu'absorbé tout entier par la musique, je me trouvai hors d'état de penser à autre chose. Je n'allais plus à mon bureau qu'à contrela gêne et l'assiduité au travail m'en firent un supplice insupportable, et j'en vins enfin à vouloir quitter mon emploi pour me livrer totalement à la musique. On peut croire que cette folie ne passa pas sans opposition. Quitter un poste honnête et d'un revenu fixe pour courir après des écoliers incertains, était un parti trop peu sensé pour plaire à maman. Même en supposant mes progrès futurs aussi grands que je me les figurais, c'était borner bien modestement mon ambition que de me réduire pour la vie à l'état de musicien. Elle qui ne formait que des projets magnifiques, et qui ne me prenait plus tout-à-fait au mot de M. d'Aubonne, me voyait avec peine occupé sérieusement d'un talent qu'elle trouvait si frivole, et me répétait souvent ce proverbe de province, un peu moins juste à Paris, que qui bien chante et bien danse

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