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moitié de moi-même; c'était à peine mourir. Sans les inquiétudes que j'avais sur son sort, je serais mort comme j'aurais pu m'endormir, et ces inquiétudes mêmes avaient un objet affectueux et tendre qui en tempérait l'amertume. Je lui disais : Vous voilà dépositaire de tout mon être; faites en sorte qu'il soit heureux. Deux ou trois fois, quand j'étais le plus mal, il m'arriva de me lever dans la nuit et de me traîner à sa chambre pour lui donner, sur sa conduite, des conseils, j'ose dire pleins de justesse et de sens, mais où l'intérêt que je prenais à son sort se marquait mieux que toute autre chose. Comme si les pleurs étaient ma nourriture et mon remède, je me fortifiais de ceux que je versais auprès d'elle, avec elle, assis sur son lit, et tenant ses mains dans les miennes. Les heures coulaient dans ces entretiens nocturnes, et je m'en retournais en meilleur état que je n'étais venu; content et calme dans les promesses qu'elle m'avait faites, dans les espérances qu'elle m'avait données, je m'endormais là-dessus avec la paix du cœur et la résignation à la Providence. Plaise à Dieu qu'après tant de sujets de haïr la vie, après tant d'orages qui ont agité la mienne, et qui ne m'en font plus qu'un fardeau, la mort qui doit la terminer me soit aussi peu cruelle qu'elle me l'eût été dans ce moment-là !

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A force de soins, de vigilance et d'incroyables peines, elle me sauva; et il est certain qu'elle seule pouvait me sauver. J'ai peu de foi à la médecine a VAR. Qu'avec tant de sujets. ■

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des médecins, mais j'en ai beaucoup à celle des vrais amis; les choses dont notre bonheur dépend se font toujours beaucoup mieux que toutes les autres. S'il y a dans la vie un sentiment délicieux, c'est celui que nous éprouvâmes d'être rendus l'un à l'autre. Notre attachement mutuel n'en augmenta pas, cela n'était pas possible; mais il prit je ne sais quoi de plus intime, de plus touchant dans sa grande simplicité. Je devenais tout-à-fait son œuvre, tout-à-fait son enfant, et plus que si elle eût été ma vraie mère. Nous commençâmes, sans y songer, à ne plus nous séparer l'un de l'autre, à mettre en quelque sorte notre existence en commun; et, sentant que réciproquement nous nous étions nonseulement nécessaires, mais suffisants, nous nous accoutumâmes à ne plus penser à rien d'étranger à nous, à borner absolument notre bonheur et tous nos désirs à cette possession mutuelle, et peutêtre unique parmi les humains, qui n'était point, comme je l'ai dit, celle de l'amour, mais une possession plus essentielle, qui, sans tenir aux sens, au sexe, à l'âge, à la figure, tenait à tout ce par quoi l'on est soi, et qu'on ne peut perdre qu'en cessant d'être.

A quoi tint-il que cette précieuse crise n'amenât le bonheur du reste de ses jours et des miens? Ce ne fut pas à moi, je m'en rends le consolant témoignage. Ce ne fut pas non plus à elle, du moins à sa volonté. Il était écrit que bientôt l'invincible naturel" reprendrait son empire. Mais ce fatal re

@ VAR. L'invincible nature,... »

tour ne se fit pas tout d'un coup. Il y eut, graces au ciel, un intervalle: court et précieux intervalle, qui n'a pas fini par ma faute, et dont je ne me reprocherai pas d'avoir mal profité!

Quoique guéri de ma grande maladie, je n'avais pas repris ma vigueur. Ma poitrine n'était pas rétablie; un reste de fièvre durait toujours, et me tenait en langueur. Je n'avais plus de goût à rien qu'à finir mes jours près de celle qui m'était chère, à la maintenir dans ses bonnes résolutions, à lui faire sentir en quoi consistait le vrai charme d'une vie heureuse, à rendre la sienne telle, autant qu'il dépendait de moi. Mais je voyais, je sentais même que dans une maison sombre et triste la continuelle solitude du tête-à-tête deviendrait à la fin triste aussi. Le remède à cela se présenta comme de luimême. Maman m'avait ordonné le lait, et voulait que j'allasse le prendre à la campagne. J'y consentis pourvu qu'elle y vînt avec moi. Il n'en fallut pas davantage pour la déterminer ; il ne s'agit plus que du choix du lieu. Le jardin du faubourg n'était pas proprement à la campagne; entouré de maisons et d'autres jardins, il n'avait point les attraits d'une retraite champêtre. D'ailleurs après la mort d'Anet, nous avions quitté ce jardin pour raison d'économie, n'ayant plus à cœur d'y tenir des plantes, et d'autres vues nous faisant peu regretter ce réduit.

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Profitant maintenant du dégoût que je lui trouvai pour la ville, je lui proposai de l'abandonner tout-à-fait, et de nous établir dans une solitude a VAR. « Profitant alors. »

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agréable, dáns quelque petite maison assez éloignée pour dérouter les importuns. Elle l'eût fait, et ce parti que son bon ange et le mien me suggéraient nous eût vraisemblablement assuré des jours heureux et tranquilles jusqu'au moment où la mort devait nous séparer. Mais cet état n'était pas celui où nous étions appelés. Maman devait éprouver toutes les peines de l'indigence et du malêtre, après avoir passé sa vie dans l'abondance, pour la lui faire quitter avec moins de regret; et moi, par un assemblage de maux de toute espèce, je devais être un jour un exemple à quiconque inspiré du seul amour du bien public et de la justice, ose, fort de sa seule innocence, dire ouvertement la vérité aux hommes sans s'étayer par des cabales, sans s'être fait des partis pour le protéger. Une malheureuse crainte la retint. Elle n'osa quitter sa vilaine maison de peur de fâcher le propriétaire. Ton projet de retraite est charmant, me dit-elle, et fort de mon goût; mais dans cette retraite il faut vivre. En quittant ma prison je risque de perdre mon pain; et quand nous n'en aurons plus dans les bois il en faudra bien retourner chercher à la ville. Pour avoir moins besoin d'y venir ne la quittons pas tout-à-fait. Payons cette petite pension au comte de Saint-Laurent pour qu'il me laisse la mienne. Cherchons quelque réduit assez loin de la ville pour vivre en paix, et assez près pour y revenir toutes les fois qu'il sera nécessaire. Ainsi fut fait. Après avoir un peu cherché, nous nous fixâmes aux Charmettes, une terre de M. de Conzié, à la

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porte de Chambéri, mais retirée et solitaire comme si l'on était à cent lieues. Entre deux coteaux assez élevés est un petit vallon nord et sud au fond duquel coule une rigole entre des cailloux et des arbres. Le long de ce vallon à mi-côte sont quelques maisons éparses, fort agréables pour quiconque aime un asile un peu sauvage et retiré. Après avoir essayé deux ou trois de ces maisons, nous choisîmes enfin la plus jolie, appartenante à un gentilhomme qui était au service, appelé M. Noiret. La maison était très-logeable. Au-devant était un jardin en terrasse, une vigne au-dessus, un verger au-dessous, vis-à-vis un petit bois de châtaigniers, une fontaine à portée; plus haut dans la montagne, des prés pour l'entretien du bétail; enfin tout ce qu'il fallait pour le petit ménage champêtre que nous

voulions établir. Autant que je puis me rappeler les temps et les dates, nous en prîmes possession vers la fin de l'été de 1736. J'étais transporté le premier jour que nous y couchâmes. O maman! dis-je à cette chère amie en l'embrassant et l'inondant de larmes d'attendrissement et de joie, ce séjour est celui du bonheur et de l'innocence. Si nous ne les trouvons pas ici l'un avec l'autre, il ne les faut chercher nulle part*.

*La maison qu'habita Rousseau avec madame de Warens aux Charmettes, appartient maintenant à M. Raimond, connu par un Essai sur l'Emulation, un Éloge de Pascal, et d'autres ouvrages littéraires et scientifiques. Il a publié une Notice sur les Charmettes (in-8°, Chambéri, 1817, deuxième édition), dans laquelle il décrit en détail cette maison, dont l'intérieur et les accessoires subsistent tels qu'ils étaient au temps de Rousseau, et que les voyageurs viennent souvent visiter, attirés autant par la beauté du paysage environ

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