R. XIV. lait à mon caractère, dans l'uniformité d'un travail de mon goût et d'une société selon mon cœur. J'aurais été bon chrétien, bon citoyen, bon père de famille, bon ami, bon ouvrier, bon homme en toute chose. J'aurais aimé mon état, je l'aurais honoré peut-être ; et après avoir passé une vie obscure et simple, mais égale et douce, je serais mort paisiblement dans le sein des miens. Bientôt oublié, sans doute, j'aurais été regretté du moins aussi long-temps qu'on se serait souvenu de moi. Au lieu de cela... Quel tableau vais-je faire! Ah! n'anticipons point sur les misères de ma vie; je self pity n'occuperai que trop mes lecteurs de ce triste sujet. LIVRE SECOND. (1728-1731.) Autant le moment où l'effroi me suggéra le projet de fuir m'avait paru triste, autant celui où je l'exécutai me parut charmant. Encore enfant quitter mon pays, mes parents, mes appuis, mes ressources; laisser un apprentissage à moitié fait sans savoir mon métier assez pour en vivre; me livrer aux horreurs de la misère sans voir aucun moyen d'en sortir; dans l'âge de la faiblesse et de l'innocence, m'exposer à toutes les tentations du vice et du désespoir; chercher au loin les maux, les erreurs, les piéges, l'esclavage et la mort, sous un joug bien plus inflexible que celui que je n'avais pu souffrir: c'était là ce que j'allais faire; c'était la perspective que j'aurais dû envisager. Que celle que je me peignais était différente! L'indépendance que je croyais avoir acquise était le seu! sentiment qui m'affectait. Libre et maître de moimême, je croyais pouvoir tout faire, atteindre à tout je n'avais qu'à m'élancer pour m'élever et voler dans les airs. J'entrais avec sécurité dans le vaste espace du monde; mon mérite allait le remplir; à chaque pas j'allais trouver des festins, des trésors, des aventures, des amis prêts à me servir, des maîtresses empressées à me plaire: en me montrant j'allais occuper de moi l'univers; non pas pourtant l'univers tout entier, je l'en dispensais en quelque sorte, il ne m'en fallait pas tant; une société charmante me suffisait sans m'embarrasser du reste. Ma modération m'inscrivait dans une sphère étroite, mais délicieusement choisie, où j'étais assuré de régner. Un seul château bornait mon ambition: favori du seigneur et de la dame, amant de la demoiselle, ami du frère et protecteur des voisins, j'étais content; il ne m'en fallait pas davantage. En attendant ce modeste avenir, j'errai quelques jours autour de la ville, logeant chez des paysans de ma connaissance, qui tous me reçurent avec plus de bonté que n'auraient fait des urbains. Ils m'accueillaient, me logeaient, me nourrissaient trop bonnement pour en avoir le mérite. Cela ne pouvait pas s'appeler faire l'aumône; ils n'y mettaient pas assez l'air de la supériorité. A force de voyager et de parcourir le monde, j'allai jusqu'à Confignon, terres de Savoie à deux lieues de Genève. Le curé s'appelait M. de Pontverre. Ce nom fameux dans l'histoire de la république me frappa beaucoup. J'étais curieux de voir comment étaient faits les descendants des gentilshommes de la Cuiller . J'allai voir M. de Pont I Sans Jacob Spon, le nom de Pontverre, si fameux dans l'histoire de la république, ne serait connu que par tradition, dans la banlieue de Genève, et comme un chef de parti. Il en serait de même des gentilshommes de la Cuiller, entièrement oubliés aujourd'hui. « C'était, au rapport de Spon, une confrérie qui fut instituée en verre il me reçut bien, me parla de l'hérésie de Genève, de l'autorité de la sainte mère Église, et me donna à dîner. Je trouvai peu de choses à répondre à des arguments qui finissaient ainsi, et je jugeai que des curés chez qui l'on dînait si bien valaient tout au moins nos ministres. J'étais certainement plus savant que M. de Pontverre, tout gentilhomme qu'il était; mais j'étais trop bon convive pour être si bon théologien ; et son vin de Frangi, qui me parut excellent, argumentait si victorieusement pour lui, que j'aurais rougi de fermer la bouche à un si bon hôte. Je cédais donc, ou du moins je ne résistais pas en face. A voir les ménagements dont j'usais, on m'aurait cru faux. On se fùt trompé; je n'étais qu'honnête, cela est certain. La flatterie, ou plutôt la condescendance, n'est pas toujours un vice, elle est plus souvent une vertu, surtout dans les jeunes gens. La bonté avec « « 1527, dans un château du pays de Vaud, où quelques gentils << hommes, mangeant de la bouillie avec des cuillers de bruyère, se << vantèrent d'en faire autant à ceux de Genève qu'ils mangeraient à « la cuiller. Chacun pendit la sienne à son cou pour signal. Ils choisirent pour capitaine François de Pontverre, sieur de Terny, brave « et intrépide guerrier. Ces gentilshommes, tous sujets du duc de Savoie, étaient ennemis de la ville de Genève, à laquelle ils firent «< une infinité de maux, ruinant la campagne et maltraitant ceux qui apportaient des denrées. La nuit du 25 mars 1529 (nommée de« puis la nuit des échelles), ils eurent le projet, au nombre de 7 à « 800, d'escalader la ville; mais ils échouèrent dans leur entreprise. Ils ta renouvelèrent sans succès en 1530, quoique protégés par «l'évêque. La même année leurs châteaux furent brûlés. » Depuis cette époque, il n'est plus question des gentilshommes de la Cuiller. Leur capitaine Pontverre étant entré dans Genève, le 2 janvier 1529, fut reconnu, poursuivi, et se cacha dans un hôpital, sous un lit. Forcé d'en sortir pour se défendre, il fut tué. Voyez Histoire de Genève, édit. de 1730, in-4°, tom, I, pag. 190 et suiv. laquelle un homme nous traite nous attache à lui : ce n'est pas pour l'abuser qu'on lui cède, c'est pour ne pas l'attrister, pour ne pas lui rendre le mal pour le bien. Quel intérêt avait M. de Pontverre à m'accueillir, à me bien traiter, à vouloir me convaincre? nul autre que le mien propre. Mon jeune coeur se disait cela. J'étais touché de reconnaissance et de respect pour le bon prêtre. Je sentais ma supériorité, je ne voulais pas l'en accabler pour prix de son hospitalité. Il n'y avait point de motif hypocrite à cette conduite : je ne songeais point à changer de religion; et, bien loin de me familiariser si vite avec cette idée, je ne l'envisageais qu'avec une horreur qui devait l'écarter de moi pour long-temps je voulais seulement ne point fâcher ceux qui me caressaient dans cette vue; je voulais cultiver leur bienveillance, et leur laisser l'espoir du succès en paraissant moins armé que je ne l'étais en effet. Ma faute en cela ressemblait à la coquetterie des honnêtes femmes, qui quelquefois, pour parvenir à leurs fins, savent, sans rien permettre ni rien promettre, faire espérer plus qu'elles ne veulent tenir. La raison, la pitié, l'amour de l'ordre, exigeaient assurément que, loin de se prêter à ma folie, on m'éloignât de ma perte où je courais, en me renvoyant dans ma famille. C'est là ce qu'aurait fait ou tâché de faire tout homme vraiment vertueux. Mais quoique M. de Pontverre fût un bon homme, ce n'était assurément pas un homme vertueux; au contraire, c'était un dévot qui ne con |