«Par ce mot de personnalités, d'un usage fréquent en littérature, on entend les reproches et les injures personnels que les auteurs emploient dans leurs ouvrages polémiques. » Cette définition, qui n'est pas de nous, ne paraît pas applicable aux Confessions, parce qu'elles contiennent plutôt des révélations que des personnalités. Si les premières sont vraies, liées à la cause, ce ne serait point la faute de l'auteur si elles étaient injurieuses. Elles diffèrent donc des secondes. <«< Mais à qui nuisent ces Confessions, se demande «<le critique? Il répond qu'elles nuisent certainement <«< aux personnes qu'elles censurent, et peut-être même « à celles qu'elles louent; elles nuisent aux personnes << qu'elles font deviner; elles nuisent à celles qu'elles << menacent. »> Il faut savoir si, en nuisant, cet ouvrage justifie celui qui se défend par ces prétendues personnalités. Car un homme calomnié nuit, en prouvant qu'il l'est, à son calomniateur. « J'ai ouï nommer deux femmes distinguées qui, di«< sait-on, devaient être peintes dans les Confessions << futures 2 à peu près comme madame de Warens. >> Ces deux femmes distinguées étaient madame d'Épinay et madame d'Houdetot. La première s'est peinte dans ses Mémoires, qui prouvent que Jean-Jacques a ménagé l'historienne, et qu'il fut discret. La seconde fut si peu choquée du langage qu'il tenait sur elle, Encyclopédie et Dictionnaire de Trévoux. Les auteurs du Dictionnaire de l'Académie n'admettent pas le mot dans ce sens, ou du moins n'en parlent pas. 3 Ce sont les six derniers livres, qui n'avaient pas encore paru quand M. Servan écrivait. qu'elle avait toujours sur sa cheminée le volume où son portrait est dessiné de main de maître; et ce volume toujours ouvert à la page où commence ce portrait. Se supposant près du tombeau de Jean-Jacques, M. Servan s'exprime ainsi : «Je croyais voir cette tombe ombragée par des peupliers, et je me disais : C'est << donc là que repose un peu de poussière qui fut Rous<< seau, et c'est pour ce déplorable reste qu'on ose tour«menter des hommes honnêtes ! >> Ce n'est point pour ce déplorable reste, c'est pour sa réputation, ce qu'on a de plus cher, le bien auquel on attache le plus de prix; c'est pour venger enfin la mémoire de celui dont l'enveloppe repose dans une tombe ombragée par des peupliers. On dirait que Servan ne voit rien au-delà du tombeau. Dans l'opinion de ceux qui penseraient ainsi, ne peut-on leur dire, à propos d'un homme qui fut célèbre pendant sa vie, et qui laissa d'immortels monuments: N'est-il pas naturel, puisqu'on doit parler de cet homme, de savoir ce qu'il en faut dire? L'avocat - général présente les Confessions comme renfermant des haines, des accusations odieuses, des soupçons outrageants; reste à savoir si ce sont des vérités. Or, il n'est pas une accusation qui ne soit un fait justificatif, pas un soupçon que l'événement n'ait vérifié. Rousseau s'est rendu coupable une fois d'une accusation odieuse, ou d'un soupçon outrageant, envers M. Vernes, en lui imputant le libelle de Voltaire'. 1 Sentiments des citoyens. Voyez dans le xvio vol. de cette édition, la déclaration de Jean-Jacques à l'occasion de ce libelle. Il paraît que M. Servan n'a point connu ce trait, puisqu'il le passe sous silence. Nous parlerons ailleurs de M. Bovier, envers lequel Jean-Jacques eut un tort que M. Servan envenime beaucoup 1; de Thévenin 2, qu'il représente comme un homme simple et timide, ignorant qu'il eût été condamné aux galères comme faussaire et calomniateur; de la lapidation de Motiers 3 qu'il suppose imaginaire, n'ayant point connaissance des actes et procès-verbaux qui la constatent. Passons à madame de Warens. Rousseau dévoile les turpitudes de celle qui l'accueillit, prit soin de sa jeunesse, et le traita comme son enfant. Ce reproche, s'il était fondé, serait sans aucun doute le plus grave qu'on puisse faire à JeanJacques, et le plus embarrassant pour ceux qui défendent sa mémoire, de quelque manière qu'on l'envisage c'est-à-dire soit que l'on considère madame de Warens comme bienfaitrice de Rousseau, soit qu'on examine en lui-même le blâme qu'elle mérite. Il y a dans nos mœurs du ridicule à lui chercher des excuses; du ridicule à opposer à cette femme, s'avilissant avec une indifférence raisonnée (mais ne blessant jamais les intérêts d'autrui); à lui opposer, dis-je, telle autre femme se rendant coupable d'infidélité, de vol, de crimes, d'assassinats même, et faisant passer l'héri I Voyez, t. xxi, l'avertissement qui précède les Réveries ; c'est dans la vire qu'il est question de M. Bovier : et les éclaircissements sur le fait qui lui est imputé ne doivent point être séparés de l'ouvrage où Jean-Jacques rapporte ce fait. 2 Voyez Correspondance, lettres écrites dans le mois de septembre 1768, à M. le comte de Tonnerre, à Dupeyrou, etc. 3. Voyez une note livre XII des Confessions. 4 Croirait-on que, dans les parallèles ou les rapprochements que tage de son mari à des enfants étrangers; enfin du ridicule à vouloir faire entrer en compensation les vertus qui ennoblissent, et le vice qui avilit, parce que les premières sont ternies, détruites même par le second. L'envie vient alors au secours de la morale, qui lui sert d'égide, et lui prête des armes victorieuses. M. Servan profite de l'avantage que lui donne cette position, mais avec peu de générosité, parce que cet avantage était si grand, qu'il n'avait pas besoin d'aggraver l'accusation par des circonstances inexactes. « Si madame de Warens vivait, dit-il, eût-on fait « imprimer ces infamies? Or, elle vit encore2: elle vit <«< dans safamille, dans celle de son mari, dans la per<<< sonne de tous ses proches. >> De cette assertion, qui n'est qu'une supposition gratuite, découlent de beaux mouvements oratoires, que l'avocat-général met habilement en œuvre pour montrer des hommes dont le front pur n'aurait jamais, rougi pour eux-mêmes, forcés de rougir pour une femme, etc. Or, la famille du mari de madame de Warens était éteinte en 1730: la sienne s'éteignit en 1745, par la mort du seul parent qu'elle eût, qui était à Constantinople, et dont elle réclama vainement l'héritage. Elle n'avait donc ni proches, ni parents; et les révélations de Rousseau n'ont fait de tort qu'à la mémoire I l'on faisait, on est allé au point de demander qui l'on préférerait avoir dans sa famille, ou de la fameuse marquise de Brinvilliers, ou de la baronne de Warens, et de donner la préférence à la première ? * Elles sont indiquées dans l'Histoire de Rousseau, t. II, article WARENS, assez pour ceux qui connaissent leurs aventures, pas assez pour les autres. Les désigner, c'eût été mériter le reproche dont on veut laver Jean-Jacques. 2 Elle était morte en 1764, et Servan écrivait en 1783. d'une femme connue dans son pays sous les rapports qui nous la font connaître. Il n'apprenait rien aux habitants de Chambéry, si ce n'est l'existence de vertus et de qualités qu'ils avaient ignorées; mais il a tellement agrandi la sphère, qu'elle embrasse le monde lettré dans sa circonférence 1. Après avoir injustement aggravé les torts de Jean-Jacques, M. Servan, qui lui reproche ses indiscrètes confidences sur sa bienfaitrice, lui interdit tout éloge. Il trouve mauvais qu'il en médise; il le blâme de la louer. << On répondra sans doute, dit-il, que Rousseau, à quel«ques vérités fâcheuses pour madame de Warens, a <«< mêlé les plus séduisants éloges. Mais qu'on y prenne « garde, ces éloges ne louent point; je dis plus, ils « diffament..... Retranchez à une femme ce qu'on appelle son honneur, elle ne paraît plus susceptible d'au<«< cun autre honneur.... Tout homme qui s'avise de pu<«<blier les louanges d'un autre, est obligé de le louer <«< selon les principes de l'opinion publique, et non se«<lon les siens.... Je ne crois point exagérer, en `assu«rant que les éloges de Rousseau diffament encore «<plus celle qui en est le misérable objet. » Il n'y a dans aucun sens exagération; mais il y a erreur et paradoxe. Que le suffrage de Rousseau, qui ' Il est une autre accusation dont il me paraîtrait plus difficile de justifier Rousseau : ce serait d'avoir nommé une autre femme qu'il abandonna pour madame de Warens; je suis étonné qu'on n'en ait point parlé. Mais il est douteux que ce soit lui qui ait fait connaître ce nom. Il y aurait une grande maladresse à rappeler ce fait, si l'on ne se proposait, avant tout, d'être sincère et vrai. C'est la vérité qu'on recherche dans cet examen. On n'établit point en système la perfection de Jean-Jacques, on passe en revue les reproches qu'on lui a faits. |