nos connoissances augmentent graduellement; que l'impression des objets extérieurs nous aide à connoître la nature et les idées des choses. Mais l'expérience ne peut déterminer si, à l'occasion de ces insinuations du dehors, l'esprit trouve ces idées en lui-même, ou s'il les forme comme quelque chose de nouveau; car de quelque manière que cela arrive, soit que l'esprit forme alors ses idées, ou qu'il les ait déjà en lui-même, ses opérations, dans l'un et l'autre cas, doivent tellement se ressembler, que l'expérience ne sauroit jamais les distinguer, quoique les indices les plus favorables soient en faveur des idées innées. On ne poussera pas plus loin cette discussion, qui appartient à la plus haute métaphysique. Il nous suffit, pour remplir l'objet de cette histoire, d'avoir exposé l'analyse des principales raisons qui combattent le système de Locke. Nousdevons maintenant nous occuper des conséquences qui en résultent; parce que le développement qu'il leur a donné, et que ses disciples ont encore beaucoup plus étendu, fait qu'elles nous paroissent porter une atteinte funeste aux principes fondamentaux de la morale naturelle. C'est même, sous le rapport de ces conséquences, que sa théorie forme un des élémens les plus féconds du philosophisme. VI. Le système de Locke seroit resté dans la classe des systèmes purement philosophiques, si les novateurs du dix-huitième siècle ne s'en fûssent pas servis pour accréditer leurs paradoxes, sous le patronage d'un aussi grand métaphysicien, et s'il n'eût fait lui-même de ses principes des applications capables d'alarmer sur le sort de plusieurs vérités capitales de la théologie naturelle. « Je crains que nos athées modernes, dit Sherlock, n'embrassent ou en tout, ou en partie, son hypothèse, et qu'ils ne l'emploient, malgré lui, à réfuter les principes de la religion et de la vertu ; car après tout, on ne peut rien objecter de plus fort contre la religion, que d'enseigner que les hommes n'ont point d'impressions naturelles, ni aucune idée innée de Dieu, du bien et du mal; puisque si toute la connoissance que nous avons d'un être infini, de la vertu et du vice, tire son origine de nous-même, les athées ne manqueront pas d'en conclure, que c'est un pur effet de l'éducation et d'une crainte superstitieuse, et de prétendre qu'ils peuvent se former d'autres idées plus commodes pour la douceur et le repos de la vie. Quoiqu'il en soit, tout homme qui croit que les idées de Dieu, du bien et du mal, ont été imprimées dans nos esprits par la nature, ne sauroit douter qu'il n'y ait un souverain être, créateur de l'univers, et une différence essentielle entre la vertu et le vice. Mais ceux qui croient que ces idées ne sont pas nées avec nous, et qu'on peut les former, ont plus de tentation à révoquer en doute ces grandes vérités. Il semble même que la cause générale qui anime certains esprits contre les idées innées, est l'envie qu'ils ont de se délivrer d'un joug importun, et de ne croire ni l'existence d'un Dieu, ni aucune religion du monde. >> (1) 5 On a d'abord reproché au système des idées originaires des sens, de conduire plus ou moins directement au matérialisme, et l'on a cru appercevoir une grande affinité entre ce système et celui de la possibilité de la matière pensante. Si l'âme, en effet, n'a aucune pensée. de son propre fond; si elle reçoit toutes ses connoissances de l'impression des sens, et si les sensations produisent toutes les idées, il faut que l'action des corps soit véritablement la cause génératrice de toutes les ri (1) De l'immortalité de l'âme, ch. 11, sect. 5. chesses de l'esprit humain. De là, il n'y a plus qu'un pas à faire pour ne considérer l'âme que comme une matière déliée, susceptible de la communication du mouvement par le moyen des sens. Suivant Locke, il n'y a point d'idées dans l'âme d'un enfant, jusqu'à ce que l'action des corps extérieurs y ait introduit, par le moyen des sens, la première idée, qui doit être comme le premier anneau de toutes les connoissances qu'il acquiert par la suite. Cette première idée suppose l'âme existante, et par conséquent créée sans aucune idée. Il n'y en a pas non plus qui lui soit essentielle, puisqu'on la peut concevoir pourvue de tout ce qui appartient essentiellement à son être, sans néanmoins qu'elle ait la plus légère idée. Tout ce qu'il accorde à l'âme, c'est la capacité de recevoir des idées, sans qu'il soit essentiel qu'elle en ait réellement. Par là il détruit sans ressource la spiritualité de la substance pensante; car on ne peut plus dire qu'elle soit spirituelle de sa nature, attendu que tous les actes spirituels lui sont étrangers, et qu'elle ne les possède qu'accidentellement. Ce sont des qualités dont elle est susceptible, mais dont elle peut être privée sans rien perdre de ce qui lui est propre, sans lesquelles, elle peut exister, et elle existe réellement, tant qu'elle n'a pas senti l'impression des sens. Dès-lors, on ne peut pas juger qu'elle soit essentiellement distinguée de la matière; car enfin, nous ne pouvons juger de la nature des choses que par les idées que nous en avons. Or tout ce que nous savons de la nature de l'âme, c'est, qu'avant toute action des sens, elle est une table rase, par rapport à tous les actes spirituels. Mais nous ignorons pleinement ce qui constitue la nature de cette table rase; aucune lumière naturelle ne nous en fait appercevoir l'essence et les propriétés; nous ne la connoissons que par ses vouloirs, ses connoissances, ses amours. Si aucun de ces actes n'entre dans son essence, s'ils ne sont que de pures modifications qui se joignent à un être, dont ils ne constituent pas la nature, comment pourrions-nous juger que cet être est spirituel? On voit par là que le système des idées originaires des sens a une étroite liaison avec celui de la possibilité de la matière pensante. L'auteur ne se l'est pas déguisé, puisqu'en suivant son principe, dans toutes ses conséquences, il est arrivé à soutenir, que nous ne pourrons peut-être jamais connoître si l'âme est essentiellement distinguée de la matière. |