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l'erreur B; mais il arrive bien rarement qu'en rejetant B, nous acceptions nécessairement A; nous pouvons en effet, en évitant B, tomber dans les erreurs C ou D tout aussi pernicieuses, ou tout simplement ne croire à rien, pas même à la vérité A.

Croire la vérité, fuir l'erreur, sont deux lois matériellement différentes; et le choix que nous exerçons entre elles deux peut colorer d'un ton tout différent toute notre vie intellectuelle. Nous pouvons considérer la poursuite de la vérité comme primordiale et le désir d'éviter l'erreur comme secondaire, ou tout au contraire donner à ce désir un caractère impératif et laisser au hasard le soin de veiller à la manifestation de la vérité. C'est à cette dernière solution que nous convie Clifford, dans le passage instructif que j'ai cité. Ne croyez rien, dit-il, suspendez toujours votre jugement, plutôt que d'encourir le terrible risque de croire ce qui est faux, et cela pour avoir accordé votre assentiment à une évidence insuffisante. Et vous, de votre côté, peut-être estimez-vous que le risque d'erreur est d'un faible poids si on le compare aux bienfaits de la connaissance réelle, et peut-être vous résignez-vous à ètre souvent trompés plutôt que d'ajourner indéfiniment toute chance d'émettre une hypothèse vraie. En ce qui me concerne, je ne puis me résoudre à approuver Clifford le sentiment de notre devoir vis-à-vis de la vérité et de l'erreur n'est jamais — sachons nous en souvenir qu'une expression de notre vie passionnelle. Considéré du point de vue biologique, l'entendement humain est aussi bien façonné pour la vérité que pour l'erreur, et celui qui s'écrie : « Mieux vaut se priver à jamais de toute croyance que de croire le faux », ne fait que montrer l'horreur personnelle qu'il éprouve à ètre dupe. Peut-être par ailleurs critiquet-il un grand nombre de ses propres désirs et de ses propres craintes, et voici cependant une crainte à laquelle il obéit servilement. Il n'imagine pas que l'on

puisse en révoquer en doute la force coercitive. Pour ma part, je professe également l'horreur d'être dupe; mais je crois volontiers que des malheurs plus considérables peuvent atteindre les mortels; aussi l'exhortation de Clifford apporte-t-elle à mon oreille comme un son fantastique; il me semble entendre un général proclamer à ses soldats qu'il vaut mieux ne pas se battre que de risquer jamais la moindre blessure. Ce n'est pas ainsi que l'on gagne des batailles sur l'ennemi ou sur la nature. Nos erreurs ne sont certes pas des choses aussi solennelles. Dans un monde où nous sommes aussi sûrs d'y être exposés en dépit de toutes nos précautions, une certaine légèreté de cœur parait plus saine que cette nervosité excessive à leur encontre. En tout cas, c'est encore là le meilleur parti qui convienne au philosophe empiriste.

VIII

Et maintenant, après cette longue introduction, entrons dans le vif de la question. J'ai dit et je répète que non seulement en fait notre nature passionnelle exerce une influence sur nos opinions, mais que, dans certaines options que nous exerçons parmi nos opinions, cette influence doit être considérée comme inévitable et comme une cause déterminante et légitime de notre choix.

Je crains ici que certains de mes lecteurs ne commencent à flairer un danger et ne me prètent une oreille inhospitalière. Il vous a fallu admettre en effet comme nécessaires deux premiers degrés de passion. qui consistent: 1° à diriger la pensée de manière à éviter l'erreur; 2° à la diriger de façon à atteindre à la vérité; mais peut-être considérez-vous que pour atteindre à cette fin idéale il faut maintenant faire abandon de toute attitude passionnelle.

Je vous l'accorde dans la mesure où les faits le permettent. Partout où le choix entre le gain et la perte de la vérité est sans importance, nous pouvons abandonner la chance de « gagner la vérité », et en tout cas nous mettre à l'abri d'une chance d'erreur, en suspendant notre jugement jusqu'à ce que l'évidence objective se soit fait jour. En matière scientifique, c'est là généralement le cas ; et même dans les affaires humaines, il est rare que notre besoin d'action soit si urgent qu'il demeure préférable d'agir d'après une croyance fausse, plutôt que de n'adopter aucune croyance. Les tribunaux, à vrai dire, doivent juger d'après le maximum d'évidence qui leur est fourni sur le moment, parce que le devoir du juge est à la fois de créer la jurisprudence de la fixer, et que d'ailleurs, ainsi que me le disait un jour un magistrat averti, il est peu d'espèces qui vaillent qu'on leur consacre un temps prolongé ; ce qui importe, c'est de juger d'après quelque principe acceptable et de ne point laisser les affaires en suspens. Mais lorsque nous nous trouvons devant la nature objective, il devient évident que nous n'avons plus à créer la vérité, mais à l'enregistrer; et décider pour le simple plaisir de décider vite et de vaquer à nos occupations serait tout à fait déplacé. Dans toute l'étendue de la nature physique, les faits sont ce qu'ils sont, indépendamment de nous, et il est rare qu'ils réclament un jugement immédiat, et que par là ils nous exposent à l'erreur. En cette matière les problèmes constituent toujours des options sans importance, les hypothèses sont à peine vivantes,

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tout au moins pour nous autres spectateurs et l'alternative entre une croyance vraie et une croyance fausse se présente rarement comme un choix auquel nous ne puissions nous soustraire. Aussi une attitude d'indifférence sceptique est-elle la plus sage si l'on veut éviter l'erreur. Et en effet, pour la plupart d'entre nous, qu'importe pratiquement que nous ayons

ou non notre théorie sur les rayons Roentgen, sur la substance de l'esprit, sur la causalité des états de conscience? Nous ne sommes pas obligés de posséder une opinion sur ces problèmes; à tous égards, il est même préférable de ne pas exercer notre choix et de peser toujours avec impartialité le pour et le contre de la question.

Je ne parle bien entendu que du jugement désintéressé. Lorsqu'il s'agit d'entreprendre une recherche scientifique, cette indifférence est moins recommandable, et la science serait bien moins avancée qu'elle ne l'est si les désirs individuels de tous ceux qui cherchaient avec passion la confirmation de leurs croyances, n'étaient entrés en jeu. Regardez par exemple les découvertes de Spencer et de Weismann. Voulez-vous au contraire qu'une enquête scientifique n'aboutisse pas confiez-la à l'homme qui ne saurait s'intéresser d'aucune manière aux résultats éventuels des recherches entreprises; il se montrera véritablement incapable, parfaitement sot. Le chercheur le plus utile, parce que l'observateur le plus sensible, sera toujours celui dont l'ardent intérêt se verra balancé par l'inquiétude aiguë d'une déception possible 1.

La science a organisé cette inquiétude en une technique régulière qu'elle appelle sa méthode de vérification; et elle s'est à ce point éprise de sa méthode qu'on peut l'accuser de ne plus se soucier de la vérité pour elle-même elle ne s'intéresse à la vérité qu'en tant que celle-ci est vérifiée méthodiquement. Que la vérité d'une proposition revête la forme d'une simple affirmation, la science refuserait de la prendre en considération : une telle vérité, pourrait-elle dire avec Clifford, serait volée au mépris

1. Cf. l'essai de Wilfrid Ward sur le Désir de croire, dans Witnesses to the unseen (Macmillan et C°, 1893).

du devoir de la science envers l'humanité. Les passions humaines cependant sont plus fortes que les lois techniques. Suivant le mot de Pascal, le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas ; et, si indifférent que soit l'arbitre, je veux dire l'entendement, à toute autre chose que les règles du jeu, les joueurs concrets qui lui fournissent les matériaux de son jugement chérissent chacun, en leur for intérieur, leur << hypothèse vivante » favorite. Convenons cependant que, là où n'existe aucune « option obligée », nous devrions prendre pour idéal l'intelligence qui juge sans passion et qui du moins nous sauve en tout cas de l'erreur.

Mais une autre question se pose: ne se présente-t-il point parfois des options obligées au cours de nos problèmes spéculatifs, et pouvons-nous (en tant que créatures susceptibles de trouver un intérêt au moins aussi considérable à acquérir la vérité positive qu'à éviter simplement l'erreur), attendre toujours impunément que l'évidence coercitive se produise? Il semble a priori impossible que la vérité soit si bien ajustée à nos besoins et à nos forces; s'il en était ainsi, nous aurions quelque raison de l'examiner avec le doute scientifique.

IX

Les questions morales se présentent immédiatement comme des problèmes dont la solution ne saurait dépendre de la preuve sensible. Un problème moral consiste à décider non point de ce qui existe dans le monde sensible, mais de ce qui est bien, ou des choses qui seraient bien, si elles existaient. La science peut nous dire ce qui existe: mais pour comparer la valeur aussi bien de ce qui existe que de ce qui n'existe pas, nous devons consulter non point la science mais ce que Pascal appelle notre cœur. La

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