ces journées de rois. Le rhythme, toujours solennel et triste, lorsqu'il est parlé de cette « fausse sagesse qui s'ensevelit dans le néant, parce qu'elle s'est renfermée dans l'enceinte des choses mortelles. >> Complétons ce passage sur les vanités de la gloire humaine en présence de la mort, par ces paroles plus belles encore, extraites d'un autre passage du même discours. Nous mourons tous, dit l'auteur du Livre des Rois, et nous allons sans cesse au tombeau, ainsi que des eaux qui se perdent sans retour. En effet, nous ressemblons tous à des eaux courantes. De quelque superbe distinction que se flattent les hommes, ils ont tous une même origine, et cette origine est petite. Leurs années se poussent successivement comme des flots; elles ne cessent de s'écouler; tant qu'enfin, après avoir fait un peu plus de bruit, et traversé un peu plus de pays les uns que les autres, ils vont tous ensemble se confondre dans un abîme où l'on ne reconnaît plus ni princes, ni rois, ni toutes ces autres qualités superbes qui distinguent les hommes; de même que les fleuves tant vantés demeurent sans nom et sans gloire, mêlés dans l'Océan avec les rivières les plus in connues. C'est une des plus belles allégories qui existent dans l'éloquence. Parfaite corrélation des parties: origine de l'homme et origine des fleuves; mouvement successif des années et des flots humains qui «s'écoulent, » qui traversent plus ou moins de pays, font plus ou moins de bruit, et arrivent tous à l'éternité, cette mer du temps où ces flots vivants, princes et rois, sont confondus sans gloire, avec la foule sans nom, «comme les fleuves mêlés dans l'Océan avec les rivières les plus inconnues. » La période se déroule comme un fleuve; il y a progression dans l'idée, dans l'expression, dans le nombre, qui est admirable, surtout à la fin. 5. Alexandre et le prince de Condé. Quel autre a pu former un Alexandre, si ce n'est ce même Dieu qui en a fait voir de si loin, et par des figures si vives, l'ardeur indomptable à son prophète Daniel? « Le voyez-vous, dit-il, ce conquérant? Avec quelle rapidité il s'élève de l'Occident comme par bonds, et ne touche pas à la terre ! » Semblable dans ses sauts hardis et dans sa légère démarche, à ces animaux vigoureux et bondissants, il ne s'avance que par de vives et impétueuses saillies, et n'est arrêté ni par montagnes ni par précipices. Déjà le roi de Perse est entre ses mains: « à sa vue il s'est animé, efferatus est in eum, » dit le Prophète; « il l'abat, il le foule aux pieds; nul ne le peut défendre des coups qu'il lui porte, ni lui arracher sa proie. » A n'entendre que ces paroles de Daniel, qui croyez-vous voir, Messieurs, sous cetté figure? Alexandre ou le prince de Condé ? En entreprenant le récit des grandes actions militaires du prince de Condé, l'orateur ne pouvait mieux commencer que par un rapprochement entre ce prince et Alexandre. A l'aide des textes prophétiques, il trace un idéal sublime du vainqueur des Perses, prédestiné de Dieu comme tous les grands capitaines, afin d'accomplir les desseins éternels. C'est ici surtout qu'il faut remarquer comme le texte sacré et celui de Bossuet forment un tissu dont les mailles d'acier sont inséparables. Après cette parole de Daniel : « Le voyez-vous, ce conquérant etc.,»> Bossuet cesse de traduire. Il y a là une phrase d'un relief, d'images, d'une vigueur et d'un ressort d'harmonie que l'on ne saurait trop admirer. « Sauts hardis et légère démarche ; animaux vigoureux et bondissants; vives et impétueuses saillies. » Les syllabes sont choisies et le rhythme est marqué avec un artifice surprenant; remarquez << saillies, » mot heureux dans le sens littéral. Salire, bondir. Ce tableau des triomphes d'Alexandre s'achève avec les expressions de David que Bossuet fait croire les siennes par la magie de sa traduction. Et enfin quel trait inattendu, que cette interrogation, « est-ce Alexandre ou le prince de Condé ? »> Dieu donc lui avait donné cette indomptable valeur pour le salut de la France, durant la minorité d'un roi de quatre ans. Laissez-le croître, ce roi chéri du ciel; tout cédera à ses exploits; supérieur aux siens comme aux ennemis, il saura tantôt se servir, tantôt se passer de ses plus grands capitaines ; et seul, sous la main de Dieu qui sera continuellement à son secours, on le verra l'assuré rempart de ses États. Mais Dieu avait choisi le duc d'Enghien pour le défendre dans son enfance. Aussi vers les premiers jours de son règne, à l'âge de vingt-deux ans, le duc conçut un dessein où les vieillards les plus expérimentés ne purent atteindre; mais la victoire le justifia devant Rocroy. « Laissez le croître, ce roi chéri du ciel. » C'était comme une nécessité de position que l'orateur, ayant à louer un si grand capitaine que le prince de Condé, laissât voir dès le début la figure de celui de qui relèvent tous les grands hommes et toutes les grandes actions de ce siècle. Cette concession une fois faite par un mouvement d'ailleurs très-beau, l'orateur revient au prince, et dès l'abord il lui attribue la plus haute destination providentielle, celle de défendre dans son enfance ce roi, qui, plus tard, toujours sous la main de Dieu, sera « l'assuré rempart des États. » Quelle adresse, et comme cet éloge du roi rehausse ici celui même du prince à qui il fut donné de le défendre ! C'est ainsi que Bossuet prélude au récit de la bataille de Rocroy, gagnée par le prince de Condé à l'âge de vingt-deux ans. L'armée ennemie est plus forte, il est vrai; elle est composée de ces vieilles bandes wallonnes, italiennes et espagnoles, qu'on n'avait pu rompre jusqu'alors. Mais pour combien fallait-il compter le courage qu'inspiraient à nos troupes le besoin pressant de l'État, les avantages passés, et un jeune prince du sang qui portait la victoire dans ses yeux? Don Francisco de Mellos l'attend de pied ferme; et, sans pouvoir reculer, les deux généraux et les deux armées semblent avoir voulu se renfermer dans des bois et dans des marais, pour décider leur querelle, comme des braves en champ clos. Alors que ne vit-on pas? Le jeune prince parut un autre homme. Touchée d'un si digne objet, sa grande âme se déclara tout entière; son courage croissait avec les périls et ses lumières avec son ardeur. A la nuit qu'il fallut passer en présence des ennemis, comme un vigilant capitaine, il reposa le dernier; mais jamais il ne reposa plus paisiblement. A la veille d'un si grand jour, et dès la première bataille, il est tranquille, tant il se trouve dans son naturel; et on sait que le lendemain, à l'heure marquée, il fallut réveiller d'un profond sommeil cet autre Alexandre. Le voyezvous comme il vole ou à la victoire, ou à la mort ! « Vieilles bandes qu'on n'avait pu rompre, » ces bandes animées sont comme des masses compactes et continues que l'on attaque comme l'on ferait d'un rempart. « Un jeune prince qui portait la victoire dans ses yeux,» trait vif, ce que la rhétorique appellerait une hypotypose.- «< Sa grande âme se déclara tout entière. » L'âme, c'est le cœur et l'intelligence, et, comme dit Bossuet, c'est le courage qui <«< croît avec les périls et les lumières avec son ardeur. » Il était impossible de mieux peindre le calme du prince à la veille de sa première victoire. « Il est tranquille, il est dans son naturel, » il dort; mais sitôt éveillé il bondit; car ce héros, qu'on éveille pour vaincre, c'est un autre Alexandre. Par ce mot, l'orateur ajoute un dernier trait au rapprochement qu'il a établi en commençant et qui est resté dans son esprit. En lisant ce rapprochement, on est amené aussi à penser, après deux siècles, au grand capitaine de ce siècle qui dort sur l'affût du canon, et qui se fait réveiller, aussi lui, pour vaincre à Austerlitz. - Mais Condé, cet autre Alexandre, aussitôt éveillé qu'est-il ? « Le voyez-vous comme il vole à la victoire ou à la mort ? » Vous êtes avec le héros en pleine mêlée. Suit le célèbre récit de la bataille de Rocroy, chefd'œuvre de narration, un chant d'Homère, comme dit Chateaubriand, que Bossuet donna, en se jouant, avant de s'élever aux considérations plus hautes et plus entièrement conformes à la destination de ce discours chrétien. Obligé de nous restreindre, nous regrettons de ne pas nous arrêter sur ce beau récit. « Lorsque, après avoir mis Condé au cercueil, Bossuet appelle les peuples, les princes, les prélats, les guerriers au catafalque du héros; lorsque enfin s'avançant lui-même avec ses cheveux blancs, il fait entendre les accents du cygne, montre Bossuet un pied dans la tombe, et le siècle de Louis XIV, dont il a l'air de faire les funérailles, prêt à s'abîmer dans l'éternité, à ce dernier effort de l'éloquence humaine, les larmes de l'admiration ont coulé de nos yeux, et le livre est tombé de nos mains. » L'éloge familier de la péroraison de Condé, qui a inspiré à Chateaubriand ces éloquentes paroles, est en effet un des plus beaux monuments de l'éloquence humaine. Venez, peuples, venez maintenant, mais venez plutôt, princes et seigneurs; et vous qui jugez la terre, et vous qui ouvrez aux hommes les portes du ciel; et vous, plus que tous les autres, princes et princesses, nobles rejetons de tant de rois, lumières de la France, mais aujourd'hui obscurcies et couvertes de votre douleur comme d'un nuage; venez voir le peu qui nous reste d'une si auguste naissance, de tant de grandeur, de tant de gloire. Jetez les yeux de toutes parts; voilà tout ce qu'a pu faire la magnificence et la piété pour honorer un héros; des titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n'est plus; des figures qui semblent pleurer autour d'un tombeau, et de fragiles images d'une douleur que le temps emporte avec tout le reste; des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu'au ciel le magnifique témoignage de notre néant; et rien enfin ne |