AVIS DE L'ÉDITEUR. VOICI des Mémoires écrits de bonne foi. L'auteur, en recueillant les souvenirs de sa longue et honorable carrière, a toujours eu devant les yeux sa devise: La vérité. Comme il était persuadé qu'il est impossible que la vérité ne triomphe pas tôt ou tard, il s'est bien gardé de l'altérer jamais; et toute sa vie, consacrée à la recherche de ce qui est juste et bon, nous est un sûr garant qu'il parle ici avec la franchise de la raison et de la vertu. On verra donc enfin, dans ces Mémoires, la dernière moitié du dix-huitième siècle jugée sans prévention : Diderot, d'Alembert, Helvétius, Marmontel, Rousseau, tous les amis du baron d'Holbach, se montrent ici tels qu'ils étaient, dépouillés du prestige de leurs ouvrages et de leur renommée; et peut-être même concevons-nous mieux, en les voyant dans la simplicité de leurs entretiens et de leurs lettres, quelle était alors la puissance de la société, déjà plus forte que le gouvernement, et qui bientôt lui imposa ses opinions. Nous croyons que, sous ce rapport, les Mémoires de l'abbé Morellet, exempts de passion et d'esprit romanesque, pourront fournir de précieux documens à l'histoire. TOME 1. * 374095 La passion, source inépuisable d'erreurs pour l'homme qui veut juger son siècle, paraît à découvert dans presque tous les Mémoires du siècle dernier. Trop souvent Rousseau n'a point d'autre règle de ses jugemens. La Harpe regarde tous les gens de lettres comme ses rivaux, c'est-à-dire, comme ses ennemis. L'abbé Galiani, avec le caractère qu'on lui connaît, ne peut inspirer aucune confiance. Les Mémoires de Madame d'Épinay ne sont que le tableau des mauvaises mœurs de son temps; mais ils contribuent du moins à nous faire voir dans Grimm le plus méprisable et le plus méchant des hommes: Rousseau est justifié. L'immense fatras, connu sous le nom de Correspondance de Grimm, asile impur de toutes ses préventions et de toutes ses haines, doit être jugé dès ce moment, et l'on s'étonne de l'importance que de certains critiques semblent attacher eucore aux opinions des mercenaires que cet étranger faisait travailler sous lui. Le ton romanesque dépare aussi quelques ouvrages de ce genre. L'histoire littéraire, et surtout l'histoire civile, auront peu à profiter des Mémoires de Marmontel. Il ne voit, ne dessine que les apparences; il pense et parle vite; il avoue luimême que son âme manque de ressort et de fermeté*. Ses portraits ressemblent trop à des portraits * Tome II, page 173, édit, de 1818. de fantaisie; on reconnaît à tout moment l'auteur des Contes moraux, qui parle de lui, de sa femme, de ses amis, de sa famille, comme il aurait parlé d'Annette et Lubin. De longs discours, souvent peu conformes au caractère des personnages, de petits détails imaginés avec esprit, mais qui ne sont pas des souvenirs, de brillantes descriptions faites à loisir quand la trace des premières impressions devait être depuis long-temps perdue, répandent beaucoup de charme sur cette lecture, mais ne la rendent pas instructive et utile. L'abbé Morellet plaira moins sans doute aux lecteurs de romans; mais tous les bons esprits, quel que soit leur goût, verront qu'il écrit réellement des souvenirs; ils préfèreront peut-être ce ton moins séduisant, mais plus vrai; ils aimeront surtout cette justesse de vues, cette profondeur de jugement, qui fait connaître le passé d'un seul trait, et pénètre - loin dans l'avenir. N'attendez pas ici des tableaux fantastiques, des scènes de théâtre; mais vous trouverez partout un sens droit et inflexible, un esprit sans illusion, sans préjugé, qui voit les choses telles qu'elles sont, et n'exprime que ce qu'il a vu; vous entendrez partout la vérité. Point d'idées fausses, point d'erreurs, au moins de ces erreurs que la postérité ne conçoit pas. Certes l'abbé Morellet n'eût point écrit ces mots qu'on est si étonné de lire dans les Mémoires de son neveu : « Necker fut adroit et sage, et non pas arrogant. Sa fille est quelquefois une aimable étourdie *. L'abbé Morellet, même avant que madame de Staël eût publié ses plus beaux ouvrages, avait trop de sagacité pour laisser échapper ces étranges paroles. Mais nous avons tort peut-être de dire qu'il fut absolument exempt d'illusion; il nous dira luimême qu'il s'est abusé souvent pour avoir cru trop volontiers à la puissance de la raison. Il ne se figurait pas facilement que la raison pût jamais être vaincue, que le mal pût l'emporter sur le bien; le faux et l'injuste lui semblaient contre nature; une étude assidue de la dialectique et de toutes les sciences morales, l'habitude d'exercer continuellement sa pensée, avaient donné à son esprit et à son cœur tant de rectitude, qu'il ne pouvait supposer dans personne ni un mauvais raisonnement, ni une mauvaise action. Ce fut peut-être la seule erreur de sa vie, erreur trop peu commune. Il disait souvent dans ses dernières années : Non, cela n'est pas raisonnable, cela ne se peut pas. Et il se trompait quelquefois. Tels avaient été Malesherbes et Turgot, ses illustres amis. Qu'on se représente un tel homme au milieu des sophismes et des crimes de la révolution. Comme il devait s'étonner et s'indigner! Aussi lui trouvera-t-on, dans la seconde partie de ses Mémoires, une touche sévère et même un peu rude; il ne par * Mémoires de Marmontel, liv. X, tome II, page 134. |