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la profondeur de la pensée et du nombre des objets qu'il touche et met à la portée du disciple. Mais tout cela apparaît surtout dans les croyances et dans les églises qui sont aussi les classifications de quelque puissant esprit s'exerçant sur la grande pensée élémentaire du devoir et les relations de l'homme avec le Tout-Puissant. Tels sont le quakerisme, le calvinisme, le swedenborgianisme. L'élève prend à subordonner toute chose à la nouvelle terminologie le même plaisir que la jeune fille qui, venant d'étudier la botanique, voit par ce moyen une nouvelle terre et de nouvelles saisons. Il arrivera que, pour un temps, l'élève sentira qu'il doit beaucoup au maître, il trouvera que sa puissance s'est accrue par l'étude de ses écrits. Ce sentiment de reconnaissance se prolongera jusqu'à ce qu'il ait épuisé l'esprit de son maître. Mais, pour tous les esprits sans équilibre, la classification est une idole, passe pour la fin et non pour un moyen rapidement épuisable, si bien que les limites du système se confondent à leurs yeux dans l'horizon lointain avec les limites de l'univers et que toutes les lumières du ciel leur semblent suspendues dans l'arche bàtie par leur maître. Ils ne peuvent imaginer comment vous, étranger à leur système, vous pouvez voir, comment vous pouvez avoir le droit de voir clair; c'est quelque rayon de notre lumière que vous nous dérobez, semblent-ils dire. Ils ne s'aperçoivent pas qu'une lumière indomptable, non systématique, rejaillira sur toutes les doctrines, même sur la leur. Laissons-les done babiller en attendant et appeler leur système leur propriété. Leur cabane, aujourd'hui si nette et si nouvelle, deviendra trop étroite et trop basse pour eux s'ils sont honnêtes et s'ils cherchent le bien; elle craquera, elle s'affaissera, elle pourrira et s'évanouira, et la lumière immortelle, jeune et joyeuse, aux millions d'orbes et aux millions de couleurs, brillera sur l'univers comme au premier jour.

C'est grâce à ce manque de culture individuelle que l'idolatrie des voyages et les idoles de l'Italie, de l'Angleterre et de l'Égypte subsistent encore pour les Américains instruits. Ceux qui ont rendu l'Angleterre, l'Italie ou la Grèce vénérables à notre imagination n'ont pas accompli cette tâche en rôdant autour de la création comme un papillon autour d'une lampe, mais en s'attachant fortement à la place où ils se trouvaient et en s'y tenant comme l'axe de la terre. Dans nos heures viriles, nous sentons que notre devoir se trouve là où nous sommes, et que nos joyeux compagnons de circonstance nous suivront comme ils pourront. L'âme n'est pas voyageuse; l'homme sage reste chez lui en compagnie de son âme, et lorsque l'occasion, la nécessité, le devoir l'appellent hors de sa demeure et l'entraînent dans des contrées lointaines, il est encore chez lui à l'étranger, il ne se dépouille pas de son individualité; mais, par l'expression de sa contenance, il fait sentir aux hommes qu'il est un missionnaire de la sagesse et de la vertu, et qu'il visite les cités et les hommes non comme un valet ou un-chevalier d'aventure, mais comme un souverain.

Je n'ai aucune objection à faire aux voyages entrepris pour un but d'art, d'étude et d'éducation, pourvu que l'homme ait été d'abord localisé et n'aille pas chercher au loin des choses plus grandes que celles qu'il connaît. Celui qui voyage pour s'amuser ou pour voir des choses qu'il ne peut emporter avec lui, voyage hors de lui-même, et, parmi les vieilles choses, devient vieux même dans sa jeunesse; sa volonté et son esprit sont devenus aussi vieux et aussi ruinés que Thèbes et Palmyre: il est une ruine qu'il promène à travers des ruines.

i Le texte porte domesticated, admirable expression qui étend et élargit le foyer domestique jusqu'aux frontières de la patrie, et d'un autre côté condense la patrie et la fait entrer tout entière dans le foyer domestique,

Les voyages sont le paradis des fous. Nous devons à nos premiers voyages la découverte que les lieux ne sont rien. Chez moi, je rêve qu'à Naples et à Rome je serai enivré de beauté, et que je perdrai ma tristesse. Je fais mes paquets, j'embrasse mes amis, je m'embarque ; à la fin je me réveille à Naples, et à mes côtés se tient le même fait sévère, le même moi triste, et inflexible que j'avais cherché à fuir. Je cherche le Vatican et les palais; j'affecte d'être enivré par la vue de toutes ces choses et les réflexions qu'elle me suggèrent; mais je ne suis pas enivré. Partout où je vais, ce même moi m'accompagne.

Mais la rage des voyages n'est qu'un symptôme d'une corruption plus profonde qui affecte toutes nos actions intellectuelles. L'intelligence est vagabonde, et notre système d'éducation la fouette encore sans relâche. Nos esprits voyagent lorsque nos corps sont obligés de rester à la maison. Nous imitons alors; car qu'est-ce que l'imitation sinon le voyage de l'esprit? Nos maisons sont bàties dans le goût étranger; nos tables sont garnies d'ornements étrangers; nos opinions, nos goûts, nos esprits tout entiers suivent les leçons du passé et des nations lointaines, comme une servante qui suit des yeux sa maîtresse. C'est l'âme qui a créé les arts partout où ils ont fleuri. Ce fut dans son propre esprit que l'artiste chercha son modèle. Ce fut une application de sa pensée à la tâche qu'il avait à accompliret aux conditions qu'il avait à observer. Pourquoi copier les modèles doriques ou gothiques? La beauté, la commodité, la grandeur de la pensée, le charme de l'expression, toutes ces choses sont aussi possibles à atteindre chez nous que chez les autres nations; et si l'artiste américain étudiait avec amour et espoir l'œuvre précise qu'il doit accomplir, s'il savait observer le climat, le sol, la longueur du jour, les besoins du peuple, la forme et les habitudes du gouvernement, et s'il savait tenir compte de toutes ces choses, il saurait élever une construction dans laquelle non-seulement entreraient toutes ses observations, mais où le goût et le sentiment trouveraient aussi leur satisfaction.

Insistez sur vous-même, n'imitez jamais. A chaque instant vous pouvez présenter le don qui vous est propre avec toute la force accumulée de toute une vie de culture; mais vous n'avez qu'une possession momentanée, qu'une demi-possession du talent que vous avez adopté. La tâche que chaque homme peut le mieux remplir, personne, excepté celui qui l'a créé, ne peut la lui enseigner. Où est le maître qui enseigna Shakspeare? Où est le maître qui aurait pu instruire Franklin ou Washington, Bacon ou Newton? Chaque grand homme est l'unique exemplaire de son originalité. Le scipionisme de Scipion est précisément la partie de lui-même que nous ne pouvons pas emprunter. Si quelqu'un m'enseigne quel modèle le grand homme imite lorsqu'il accomplit un grand acte, je lui apprendrai à mon tour quel homme autre que lui-même peut l'instruire. Shakspeare ne sera jamais créé par l'étude de Shakspeare. Accomplis ia tâche qui t'a été assignée, et alors tu ne pourras ni trop espérer, ni trop oser. Lorsque je me mets à cette tâche, alors je rencontre pour l'exécuter une manière de la rendre, qui est aussi grande que la sculpture de Phidias, que l'architecture des Égyptiens, que les écrits de Moïse et de Dante, bien que différente de toutes celles-ci. II n'est pas possible que l'âme toute riche, tout éloquente et aux mille langages, consente à se répéter elle-même ; mais si j'ai pu entendre ce que disent ces patriarches de la pensée, assurément je puis leur répondre avec la même force de voix. Habite dans les simples et nobles régions de ta vie, obéis à ton cœur, et une fois encore tu reproduiras les mondes évanouis.

De même que notre religion, notre éducation, notre art errent dans le vague; ainsi fait l'esprit de notre société. Tous les hommes se font gloire du progrès de la société et aucun n'avance.

La société n'avance jamais: elle recule d'un côté, tandis qu'elle gagne de l'autre. Son progrès n'est qu'apparent. Elle entreprend de perpétuels changements: elle est barbare, elle est civilisée, elle est chrétienne, elle est riche, scientifique; mais ces changements ne sont pas des améliorations. Chaque acquisition entraîne quelque perte. La société acquiert de nouveaux arts et perd de vieux instincts. Quel contraste entre l'Américain bien vêtu, lisant, écrivant, pensant, portant dans sa poche une montre, un crayon, un billet de banque, et l'habitant de la Nouvelle-Zélande, qui va tout nu, dont la propriété consiste en une massue, une lance et une natte, et qui sommeille dans le coin étroit d'un hangar commun! Mais comparez la santé de ces deux hommes, et vous verrez quelle force originelle l'homme blanc a perdue. Si les voyageurs disent la vérité, la chair d'un sauvage frappé d'un coup de hache reprendra et guérira au bout d'un jour ou deux, tandis que le même coup enverra l'homme blanc au tombeau.

L'homme civilisé a construit des voitures, mais il a perdu l'usage de ses pieds. Il est soutenu par des béquilles, mais il perd la force musculaire qui aurait pu le soutenir. Il a de bonnes montres de Genève, mais il ne sait plus reconnaître l'heure à la marche du soleil. Il a un almanach nautique de Greenwich, et étant ainsi certain d'être informé lorsqu'il en sera besoin, il ne sait plus reconnaître une étoile au ciel. Il ne sait pas observer le solstice, ni l'équinoxe, et tout le brillant calendrier de l'année n'a pas de cadran dans son esprit. Ses livres de notes diminuent sa mémoire, ses bibliothèques surchargent son esprit, ses sociétés d'assurance accroissent le nombre des accidents. C'est une

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