Qu'est-ce donc que ce résumé et ce choix que nous observons dans toute activité spirituelle, sinon l'impulsion créatrice? C'est l'initiation à cette haute inspiration qui nous enseigne à exprimer les données les plus larges au moyen des plus simples symboles. Qu'est-ce que l'homme, sinon le plus beau succès de la nature dans l'explication d'elle-même? Qu'est-ce que l'homme, sinon un paysage plus compacte et plus beau que les figures de l'horizon; sinon l'éclectisme de la nature? Et qu'est-ce maintenant que le discours d'un homme, son amour de la peinture, son amour de la nature, sinon un succès encore plus beau? Toutes les distances et tout le poids de l'espace et de la masse se sont effacés et anéantis, et l'esprit ou la pensée morale de cet espace et de cette masse de matière se sont condensés dans un mot musical, dans un habile coup de pinceau. Mais l'artiste doit employer les symboles en usage dans son temps et dans son pays pour pénétrer de sa pensée l'âme de ses contemporains. Le nouveau dans l'art est toujours formé en dehors du vieux ; le génie de l'heure présente pose sur l'œuvre de l'artiste un ineffaçable sceau et lui donne un inexprimable charme pour l'imagination. Plus le caractère spirituel du siècle domine l'artiste et se réfléchit dans son œuvre, plus cette œuvre gardera une sorte de grandeur et représentera aux contemplateurs futurs l'inconnu, l'inévitable, le divin. Aucun homme ne peut se soustraire dans son travail à cet élément de la nécessité; aucun homme ne peut se soustraire à son siècle et à son pays ou produire un modèle dans lequel l'éducation, la religion, la politique, les usages et les arts de son temps n'aient point de part. Fût-il cent fois plus original encore, cent fois plus capricieux et fantasque, il ne pourrait effacer de son œuvre toutes les traces des pensées parmi lesquelles il a grandi. Ses soins à éviter toutes les influences trahissent l'usage qu'il évite. Malgré sa volonté et sans qu'il s'en aperçoive, l'air même qu'il respire et l'idée au moyen de laquelle ses contemporains vivent et travaillent le forcent à partager les mœurs de son temps sans savoir quelles sont ces mœurs. Mais ce fait, qui est inévitable, donne à l'œuvre un charme que le talent individuel ne lui aurait jamais donné, car alors il semble que la plume ou le ciseau de l'artiste aient été soutenus et conduits par une main gigantesque dans le dessein d'écrire quelques lignes de l'histoire de la race humaine. C'est cette circonstance qui donne une si grande valeur aux hiéroglyphes égyptiens, aux idoles chinoises, indiennes et mexicaines, bien que grossières et sans forme; elles révèlent la hauteur à laquelle était arrivée l'âme humaine à l'heure où elles furent créées; elles nous disent qu'elles ne furent pas des œuvres nées d'un cerveau fantastique, mais des œuvres sorties d'une nécessité profonde comme le monde. Ajouterai-je que la plus haute valeur de tous les arts plastiques, c'est d'être historique et d'être comme le portrait de cette destinée de perfection et de beauté vers laquelle marchent tous les êtres. Au point de vue historique l'office de l'art a donc été de faire l'éducation de notre faculté à percevoir la beauté. Nous sommes comme plongés dans la beauté, mais nos yeux n'ont pas la vue nette. Il est nécessaire d'assister et de conduire le goût endormi en lui montrant des couleurs et des lignes. Nous sculptons et nous peignons, et, élèves du mystère de la forme, nous contemplons ce qui est sculpté et ce qui est peint. La vertu de l'art consiste à détacher et à séparer un objet de l'embarrassante variété. Jusqu'à ce qu'une chose soit débarrassée de ses rapports avec les autres choses, elle peut nous procurer la joie et la contemplation, mais non pas la pensée. Notre bonheur et notre malheur sont improductifs. L'enfant est plein de transports charmants, mais son caractère individuel et son pouvoir pratique dépendent du progrès journalier qu'il fait dans l'analyse des choses et dans l'étude de chacune d'entre elles séparément. L'amour et les passions rassemblent toute l'existence autour d'une seule forme. C'est l'habitude de certains esprits de donner une plénitude exclusive à l'objet, à la pensée, au mot sur lequel ils jettent la lumière et de faire pour un moment de cet objet et de cette pensée les représentants du monde entier. Ces esprits sont les artistes, les orateurs, les guides de la société. Le pouvoir de détacher et de rendre splendide un objet, en le séparant des autres, est l'essence de la rhétorique des orateurs et des poëtes. Cette rhétorique, cette puissance de fixer l'importance momentanée d'un objet, si remarquable dans Burke, dans Byron, dans Carlyle, le peintre et le sculpteur la manifestent au moyen de la couleur et de la pierre. Cette puissance dépend de la profondeur du regard que l'artiste jette sur l'objet qu'il contemple. Car chaque objet a ses racines dans le centre de la nature et peut pour un moment nous être montré comme le type du monde entier. Et c'est pourquoi chaque œuvre de génie est la dominatrice de l'heure présente 1 et concentre l'attention sur elle-même. Pendant un moment cette œuvre est la seule chose qui nous semble digne d'un nom, que cette chose soit un sonnet, un opéra, un paysage, une statue, un discours, le plan d'un temple, d'une campagne ou d'un voyage de découvertes. Puis, nous passons à quelque autre objet qui, comme le premier, nous semble la chose la plus importante de toutes et s'arrondit pour nous en un petit univers, par exemple un beau jardin, et rien ne nous semble digne de nous occuper, si ce n'est d'aligner des jardins. Je penserais que le feu est la meilleure chose qu'il y ait au monde si je ne connaissais pas l'air, l'eau' et la terre. Car c'est le droit et la propriété de tous les objets naturels, de tous les talents naïfs, de toutes les facultés natives quelles qu'elles soient, d'avoir leur quart d'heure pendant lequel ils sont le sommet du monde. Un écureuil, sautant de brauche en branche et par ses jeux ne faisant ainsi de la forêt qu'un seul arbre immense, remplit l'œil non moins qu'un lion, est beau et pose comme type de la nature à cette place et pour cette minute présente. Une bonne ballade remplit mon oreille et mon cœur aussi bien qu'une épopée l'a pu faire auparavant. Un chien dessiné par un maître ou une portée de petits cochons satisfont et ne sont pas moins une réalité que les fresques de Michel-Ange. Par cette succession d'objets excellents, nous apprenons à la fin l'immensité du monde, l'opulence de la nature humaine qui marche à l'infini par quelque chemin que ce soit. J'apprends aussi par là que ce qui m'étonnait et me fascinait dans la première de ces œuvres est ce qui m'a étonné aussi dans la seconde, et que, par conséquent, l'excellence de toutes les choses est une. L'office de la peinture et de la sculpture semble être simplement de nous initier. Les meilleures peintures arrivent vite à nous dire leur dernier mot. Les meilleures peintures sont de rudes dessins de quelques points, de quelques lignes et de quelques teintes merveilleuses, qui forment les figures du paysage sans cesse mouvant au milieu duquel nous habitons. La peinture semble être pour l'œil ce que la danse est pour les jambes. Lorsquè la danse a fait l'éducation du corps et l'a mis en possession de lui-même, lui a donné l'agilité et la grâce, les pas du maître à danser sont bientôt oubliés; de même la peinture m'enseigne la splendeur de la couleur et l'expression de la forme, et plus je vois de peintures et de grands génies dans l'art, plus je m'aperçois de l'opulence infinie du pinceau, plus je comprends que tous les sujets sont indifférents à l'artiste, par suite de la liberté qu'il a de choisir entre toutes les formes possibles. S'il peut dessiner toute chose, pourquoi en dessiner quelqu'une? Et alors mon œil s'ouvre à l'éternelle peinture que la nature peint dans la rue au moyen des hommes qui passent, des enfants, des mendiants, des belles dames vêtues de rouge, de vert, de bleu, de gris; de tous les êtres à longue chevelure, grisonnants, à face pâle, au teint brun, ridés, gigantesques, à stature de nain, au corps élancé, à la taille de sylphe, soutenus, environnés et dominés par la terre, la mer et le ciel. Une galerie de sculpture m'enseigne avec plus d'austérité la même leçon. De même que la peinture enseigne la couleur, la sculpture enseigne l'anatomie de la forme. Lorsque j'ai vu de belles statues et qu'ensuite j'entre dans une assemblée publique, je comprends parfaitement ce qu'entendait celui qui a dit : « Lorsque je viens de lire Homère, tous les hommes me semblent des géants. » Je comprends aussi que la peinture et la sculpture sont les gymnastiques de l'œil qui le préparent aux douceurs et aux curiosités des fonctions qui lui sont propres. Il n'y a pas de statue comparable à cet homme vivant qui a sur toute sculpture idéale cet avantage infini d'une perpétuelle variété. Quelle galerie je possède autour de moi! Ce n'est pas un maniériste qui a fait ces groupes variés et ces diverses, originales et simples figures. C'est l'artiste lui-même qui improvise devant son bloc, dans la joie ou la tristesse. Maintenant une pensée le frappe, maintenant une autre, et à chaque instant il Niceties, mot charmant que nous avons perdu et qui se retrouve dans nos anciens auteurs. Rabelais dit dans Pantagruel: « Elle en mourut, la noble Badebec, du mal d'amour qui tant lui semblait nice. » |