à travers les branches nues et entrecroisées de la forêt, Aucun amant de la nature ne peut entrer dans les vieux édifices d'Oxford et dans les cathédrales anglaises sans sentir que l'idée de la forêt a tellement dominé l'esprit du constructeur, que son ciseau, sa scie et son rabot en reproduisent encore les fougères, les têtes des fleurs, les sauterelles, les pins, les chênes, les sapins. La cathédrale gothique est une floraison en pierre, ordonnée avec cet insatiable besoin de l'harmonie qui est dans l'homme. Cette montagne de granit s'ouvre en une fleur éternelle avec la légèreté et le fini délicat, aussi bien qu'avec les proportions aériennes et la perspective de la beauté végétale. De la même façon, tous les faits publics doivent être individualisés, et tous les faits privés doivent être généralisés. L'histoire devient ainsi fluide et vraie, la biographie profonde et sublime. Par la même raison pour laquelle les Persans imitaient, dans les flèches légères et dans les chapiteaux de leur architecture, la tige et la fleur du lotus et du palmier, la cour de Perse, dans son ère la plus magnifique, n'oublia jamais l'état nomade de ses tribus barbares, mais voyageait d'Ecbatane, où elle passait le printemps, à Suze, où elle habitait l'été, et à Babylone, où elle séjournait l'hiver 1. Dans l'histoire primitive de l'Asie et de l'Afrique, l'état nomade et l'agriculture sont les deux faits antagonistes. La géographie de l'Asie et de l'Afrique nécessitait une vie nomade. Mais les nomades étaient la terreur de tous ceux que le sol et les avantages d'un marché portaient 1 Il est assez difficile de saisir le rapport de cette dernière phrase avec les précédentes et même de la première partie de la phrase et de la seconde. Cela arrive quelquefois avec Emerson; sa logique est si latente, pour ainsi dire, et les transitions si subtiles que souvent on perd le fil des idées et qu'elles s'éparpillent toutes comme les perles d'un collier, à bâtir des villes. C'est pourquoi l'agriculture était une sorte d'injonction religieuse contre les dangers de la vie nomade. Dans ces nouvelles contrées civilisées de l'Angleterre et de l'Amérique, la lutte de ces penchants se continue encore dans chaque individu. Nous sommes, tour à tour, et très-rapidement, des coureurs et des casaniers. Les nomades de l'Afrique sont contraints d'errer à cause des attaques du taon, qui rendent les bestiaux malades, et forcent ainsi la tribų à émigrer dans la saison pluvieuse, et à chasser ses bestiaux vers les hautes régions sablonneuses. Les nomades de l'Asie suivent les pâturages de mois en mois. Certes, il y a progrès entre le taon d'Astaboras et la manie voyageuse de Boston. La différence entre les hommes, à cet égard, est une prompte doméstication, la puissance de trouver partout son fauteuil et son lit, facultés qu'un homme possède et qu'un autre ne possède pas. Quelques hommes ont encore en eux tant de parties du vieil Indien primitif, ils ont, par leur constitution, tant d'habitude de s'accom-. moder facilement de ce qui les entoure, que, sur la mer, dans les forêts on dans la neige, ils dorment aussi chaudement, dinent d'un aussi bon appétit, et sont aussi sociables que dans leur propre demeure. Et, pour pousser ce fait à un degré plus haut, nous trouvons qu'il est le type d'un fait permanent dans la nature humaine. Le nomadisme intellectuel est cette objectivité qui rend les gens heureux des spectacles qui les entourent. Celui qui a de tels yeux noue facilement partout des relations avec ses semblables. Chaque homme, chaque chose ont une valeur, sont un objet d'étude, ont une propriété pour lui, et cette sympathie rafraichit son front, l'unit aux hommes et le fait apparaître à leurs regards beau et digne d'amour. Sa maison est un wagon, et, sous toutes les lati. tudes, il voyage aussi facilement qu'un Kalmouck. Chaque chose que voit l'individu correspond à quelque état de son esprit, et, en retour, toute chose est intelligible pour lui lorsque sa pensée l'a conduit à la vérité à laquelle ce fait ou ces séries de faits se rattachent. Le monde primitif, le monde antérieur, comme disent les Allemands, je puis le creuser et le fouiller en moi-même, aussi bien que si je tâtonnais pour en retrouver des traces dans les catacombes, dans les bibliothèques, et que si je cherchais les bas-reliefs et les statues brisées des villas anéanties. Quel est le fondement de l'intérêt que les hommes prennent à l'histoire, aux lettres, à l'art et à la poésie de la Grèce, dans toutes ses périodes, depuis l'âge héroïque et homérique jusqu'à la vie domestique des Athéniens et des Spartiates, quatre ou cinq siècles plus tard? Cette époque de l'histoire nous attire parce que nous sommes Grecs. Elle nous révèle un état par lequel passe en quelque sorte tout homme. La période grecque est l'ère de la nature corporelle, de la perfection des sens, de l'union intime de la nature spirituelle avec le corps. Dans cette période existaient ces formes humaines qui fournissaient au sculpteur ses modèles d'Hercule, de Phoebus et de Jupiter, non pas ces formes qui abondent dans les rues de nos modernes cités, non pas ces hommes dont la figure est un amas confus de ratures, mais des formes corporelles composées de traits purs, symétriques, nettement définis, et dont les orbites des yeux, par exemple, sont si bien formés qu'il serait impossible à de tels yeux de loucher ou de jeter des regards furtifs à droite et à gauche, mais que, pour regarder de côté, ils obligeraient la tête à se tourner tout entière. Les manières de cette période sont simples et fières. Leur respect est réservé aux qualités personnelles, au courage, à l'adresse, à la domination de soi-même, à la justice, à la force, à l'agilité, à une large poitrine et à une forte voix. Ni le luxe, ni l'élégance ne sont connus. Une faible population et la nécessité font de chaque homme son propre domestique, son cuisinier, son boucher, son soldat, et l'habitude de suffire ainsi à tous ses besoins fait l'éducation du corps et le disposè à des actions merveilleuses. Tels sont l'Agamemnon et le Diomède d'Homère et la peinture que Xénophon nous a tracée de lui-même et de ses compagnons dans la retraite des dix mille. «< Après que l'armée eut traversé la rivière « Téléboas en Arménie, il tomba beaucoup de neige, et, « couvertes par elle, les troupes gisaient misérablement <«< étendues à terre. Mais Xénophon se leva tout nu, et <«<< prenant une hache, il commença à fendre du bois ; << aussitôt tous les autres se levèrent et l'imitèrent. » Il semble qu'il y eût dans son armée une excessive liberté de parole. Les soldats se disputent pour le pillage, ils luttent avec les généraux lorsque ces derniers donnent un nouvel ordre; Xénophon a la langue aussi bien pendue qu'aucun et même beaucoup mieux, et leur rend ainsi autant de services qu'il en reçoit. Qui ne voit que c'est là une troupe de grands enfants avec le code de l'honneur et la discipline relâchée que les adolescents ont ordinairement? Le grand charme de l'ancienne tragédie et de toute la vieille littérature est la simplicité du discours; cette littérature s'exprime simplement, comme le font, sans le savoir, les personnes d'un grand sens avant que l'habitude de réfléchir soít devenue l'habitude prédominante de l'esprit. Notre admíration de l'antique n'est pas l'admiration du vieux, mais du naturel. Les Grecs ne sont pas des gens qui réfléchissent, mais des hommes possédant des sens parfaits, une santé parfaite et la plus belle organisation physique qu'il y ait eue au monde. Ce sont des adultes qui agissent avec la simplicité et la grâce des enfants. Ils ont fait des vases, des tragédies et des statues tels que peuvent les faire des sens très sains, c'est-à-dire qu'ils ont fait des œuvres de bon goût. Dans tous les âges, partout où a existé une saine nature, elle a créé des œuvres analogues; mais comme nation, les Grecs surpassent toutes les autres par leur organisation supérieure. Ils combinent en eux l'énergie de la virilité et le magnifique instinct des enfants. Notre respect pour eux est semblable au respect que nous avons pour les enfants. Personne ne peut réfléchir sur un acte instinctif sans regret et sans mépris de soi-même. Le barde et le héros ne peuvent voir indifféremment les mots et les gestes d'un enfant; ces mots et ces gestes sont aussi grands que les leurs. L'attraction de ces manières vient de ce qu'elles appartiennent à l'homme, de ce qu'elles appartiennent à chacun de nous qui fut autrefois un enfant, et enfin de ce qu'il y a des hommes qui conservent toujours leur caractère d'enfant. Un homme d'un génie enfantin et d'une énergie innée est toujours un Grec et fait revivre notre amour pour la muse de l'Hellénie. Un garçon, une jeune fille pleins de bon sens sont Grecs. Certes, admirable est l'amour de la nature tel que nous le trouvons dans le Philoctete; mais en lisant ces belles apostrophes au sommeil, aux étoiles, aux rochers, aux montagnes et aux vagues, je sens le temps couler comme le reflux de la mer; je sens l'éternité de l'homme, l'identité de sa pensée. Le Grec, à ce qu'il semble, avait pour compagnons les mêmes êtres que moi. Le soleil et la lune, l'eau et le feu touchaient son cœur absolument comme ils touchent le mien. Aussi la distinction si vantée entre les Grecs et les Anglais, entre l'école romantique et l'école classique, me semble superficielle et pédantesque. Lorsqu'une pensée de Platon devient une pensée qui m'est propre; lorsqu'une vérité qui enflamma l'âme de Pindare enflamme la mienne, le temps s'évanouit. Lorsque je sens que nos deux âmes se rencontrent dans une même perception, qu'elles reflètent les mêmes couleurs |