nous appelons notre histoire. Combien de temps encore dirons-nous Rome et Paris, et Constantinople? Qu'est-ce que Rome m'apprend du rat et du lézard? et que sont les consulats et les olympiades pour les systèmes d'existence qui nous entourent? Quelle nourriture, quelle expérience, quel secours peuvent donner toutes ces choses au chasseur esquimau, au sauvage du Canada dans son canot, au pêcheur, à notre portier, à notre porteur d'eau ? Nous devons écrire nos annales plus largement et plus profondément, d'après une réformation morale, d'après l'inspiration d'une conscience toujours nouvelle et toujours saine, si nous voulons exprimer avec vérité notre nature centrale et ses relations multiples au lieu de cette vieille chronologie de l'égoïsme et de l'orgueil à laquelle nous avons trop longtemps prêté nos yeux. Déjà ce jour existe pour nous; déjà cette lumière brille sur nous à l'improviste; mais sachons bien que la route des sciences et des lettres n'est pas la route qui conduit vers la nature, mais qui au contraire part de la nature et en sort. L'idiot, l'Indien, l'enfant et le garçon illettré de la ferme sont plus près de la nature et comprennent mieux ses symboles que les disséqueurs d'antiquités. IV AMOUR. Chaque âme est une céleste Vénus pour une autre âme. Le cœur a ses sabbats et ses jubilés pendant lesquels le monde apparaît comme une fête d'hyménée dont les odes érotiques et les danses sont tous les bruits naturels et le cercle des saisons. L'amour est partout présent dans la nature comme motif et récompense. L'amour est notre mot le plus élevé, c'est le synonyme de Dieu. Chaque promesse de l'âme a d'innombrables accomplissements; chacune de ses joies se cueille sur un besoin nouveau. La nature infinie, flottante, prophétique, dès le premier mouvement de tendresse, atteint à une bienveillance universelle qui noie tous les motifs particuliers dans une lueur générale. L'introduction à cette félicité se rencontre dans les tendres et individuelles relations des créatures entre elles, relations qui sont l'enchantement de la vie humaine, qui, à certaines périodes, saisissent l'homme comme une rage et un enthousiasme divins, accomplissent une révolution dans son esprit et dans son corps, l'unissent à sa race, le plient aux relations domestiques et civiles, le remplissent d'une nouvelle sympathie pour la nature, doublent le pouvoir de ses sens, ouvrent son imagination, ajoutent à son caractère des attributs héroïques et sacrés, établissent le mariage, et donnent la permanence à la société humaine, L'association naturelle de ce sentiment de l'amour avec la chaleur du sang semble requérir de celui qui veut peindre cette passion avec de vives couleurs une qualité que ne désavouera pas la palpitante expérience de tout jeune homme et de toute jeune fille; c'est que le peintre ne soit pas trop vieux. Les délicieuses imaginations de la jeunesse rejettent la mesquine saveur d'une mûre philosophie, et l'accusent de refroidir par l'âge et le pédantisme le sang pourpré des jeunes cœurs. Aussi je sais bien que j'encours, de la part des personnes qui composent la cour et le parlement de l'amour, une accusation de stoïcisme et d'inutile dureté. Mais j'en appelle de ces formidables censeurs à mes aînés. Car il est à considérer que cette passion, bien qu'elle commence avec la jeunesse, n'oublie cependant pas la vieillesse, ou plutôt qu'elle ne souffre pas que ses véritables serviteurs vieillissent, mais fait participer à ses feux les personnes âgées, non moins que les tendres jeunes filles, quoique d'une manière différente et plus noble. Car l'amour est un feu qui, allumé par une étincelle errante, sorti d'un cœur individuel, brûle d'abord ses premières cendres dans le coin étroit d'un autre cœur, puis brille et s'élargit jusqu'à ce qu'il rayonne sur les multitudes des hommes et des femmes, échauffe leur cœur et illumine ainsi le monde entier et la nature par ses flammes généreuses. C'est pourquoi il importe peu que nous essayions de décrire cette passion à vingt, à trente ou à quatre-vingts ans. Celui qui la peint dans sa première ou dans sa dernière période perdra quelques-uns de ses premiers ou de ses derniers traits. Seulement nous devons espérer qu'avec de la patience et l'aide de la muse nous pénètrerons dans le sanctuaire même de sa loi qui nous montrera une vérité toujours jeune, toujours belle, et qui est tellement le centre du monde, qu'elle frappe l'œil à quelque angle qu'on soit placé, : La première condition pour atteindre à ce but, c'est de se débarrasser d'une trop timide et trop étroite adhésion à l'actuel, aux faits, et d'étudier le sentiment de l'amour tel qu'il apparaît dans ses espérances et non dans son histoire. Car chaque homme voit dans son imagination sa propre vie effacée et défigurée comme ne l'est pas la vie de l'homme; chaque homme voit son expérience couverte par la boue de l'erreur, tandis que l'existence des autres semble belle et idéale. Qu'un homme retourne par le souvenir à ces délicieuses relations qui font la beauté de la vie, il frissonnera et frissonnera encore. Hélas! je ne sais pourquoi, mais d'infinis remords remplissent d'amertume pendant la maturité de la vie tous les souvenirs du sentiment dans sa fleur et couvrent de deuil tout nom bien-aimé. Toute chose est belle considérée du point de vue de l'intelligence, considérée comme vérité; mais tout est amer, vu par l'expérience. Les détails sont toujours pleins de mélancolie ; l'ensemble, au contraire, est décent et noble. Il est étrange de dire combien notre monde est un monde de douleurs, un pénible royaume de l'espace et du temps. Là habitent la crainte et le souci, vers rongeurs. Là, grâce à l'idéal et à la pensée, habitent l'immortelle hilarité, la rose de la joie autour de laquelle chantent toutes les muses; mais aussi par l'effet des noms, des personnes et des intérêts partiels d'aujourd'hui et d'hier, là aussi habite le chagrin. Nous pouvons juger de cette puissante inclination de la nature par la place qu'occupe dans les conversations de la société le sujet des relations personnelles. Que souhaitons-nous plus savoir dans la vie de chaque homme honorable que l'histoire de ses sentiments ? Quels livres circulent le plus dans les cabinets de lecture? Comme nous tressaillons à la lecture de ces livres lorsque leurs histoires sont racontées avec quelque vérité et quelque naturel! Qu'est-ce qui attire l'attention dans le cours de la vie, comme un incident qui trahit l'affection mutuelle de deux personnes? Peut-être nous ne les avons plus vus, peut-être ne les rencontreronsnous jamais plus; mais ils ont échangé un regard, ils ont trahi une profonde émotion et ils ne nous sont pas étrangers plus longtemps. Nous les comprenons et nous prenons le plus vif intérêt au développement de leur roman. Le genre humain tout entier aime un amant. Les premières marques de tendresse et de complaisance de l'amour sont les plus triomphantes peintures de la nature. C'est l'aurore de la politesse et de la grâce chez le bourru et le rustique. Le turbulent petit garçon du village taquine les petites filles à la porte de l'école ; mais aujourd'hui il arrive en courant vers l'entrée de l'école, et là il rencontre une belle enfant arrangeant son petit sac; il tient ses livres afin de l'aider, et aussitôt il lui semble qu'elle est d'une nature bien éloignée de la sienne et comme habitant dans une enceinte sacrée. Il court rudement à travers la foule des petites filles; une seule le tient à distance, et ces deux petits voisins qui tout à l'heure étaient si familiers ont appris à respecter mutuellement leur personnalité. Et encore, qui peut détourner les yeux des manières engageantes, à demi artificieuses, à demi naïves de ces petites filles qui vont dans les boutiques de leur bourgade acheter un écheveau de soie ou une feuille de papier, et qui pendant une demi-heure restent à causer sur des riens avec le garçon de boutique, à la large face et au bon naturel. Dans les villages où tous sont sur le pied de cette égalité parfaite que l'amour chérit, l'heureuse et affectueuse nature de la femme s'épanche sans coquetterie aucune dans ce charmant babillage. Les filles peuvent manquer de beauté, et néanmoins elles établissent simplement entre elles et ce bon garçon des relations agréables et pleines |