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ment de l'individu qui, détruisant la nature et l'humanité, laisse l'homme seul avec l'âme suprême (over soul) au milieu des illusions du monde. Qu'en faut-il penser? Gardera-t-il toujours son stoïcisme protestant, ou bien, comme le Faust de Goethe, évoquera-t-il les siècles passés et pénétrera-t-il les secrets de la nature pour se donner le spectacle de la vie universelle?

Mais enfin le principe est excellent en lui-même, et Emerson devait le choisir pour trois motifs: 1o à cause de ses opinions personnelles, 2o à cause de la situation religieuse des États-Unis, 3o à cause du gouvernement américain. A cause de ses opinions personnelles, avonsnous dit: quelles sont les opinions politiques et religieuses d'Emerson? à quel parti appartient-il?

« Des deux grands partis politiques qui divisent l'Amérique à cette heure (dit-il), je répondrai que l'un a la meilleure cause et que l'autre possède les meilleurs hommes. Le philosophe, le poëte, l'homme religieux, souhaiteront de voter avec le démocrate pour le libre commerce, le suffrage universel, l'abolition des cruautés légales, et pour faciliter de toute manière, aux jeunes et aux pauvres, l'accès aux sources de la richesse et du pouvoir; mais rarement ils peuvent accepter, comme représentants de ces libéralités, les personnes que leur présente le parti populaire. Elles n'ont pas eu au cœur les fins qui donnent à ce mot de démocratie l'espérance et la vertu qu'il renferme. L'esprit de notre radicalisme américain est destructeur et sans élans, il n'a pas d'amour, il n'a pas de fins divines et ultérieures, il est destructeur simplement, sans haine et égoïsme. D'un autre côté, le parti conservateur, composé des hommes les plus modérés, les plus cultivés, les plus capables de la nation, est timide et se contente simplement d'étre le défenseur de la propriété; il ne venge aucun droit, il n'aspire à aucun bien réel, il ne flétrit aucun crime, il ne propose aucune police généreuse, il ne construit pas, n'écrit pas, ne chérit pas les arts, il n'anime pas la religion, n'établit pas d'écoles, n'encourage pas la science, n'émancipe pas l'esclave, ne fraternise pas avec le pauvre, l'Indien ou l'émigrant. D'aucun de ces deux partis, une fois au poцvoir, on ne doit attendre quelque bienfait proportionné aux ressources de la nation, pour la science, l'art ou l'humanité.>>>

Voilà une explication franche, sans hésitation, et qui sépare Emerson de ces deux partis à la fois. Croit-il davantage à la philanthropie? Il succombe souvent, dit-il, et donne son dollar; « mais ce n'est qu'un stérile dollar. >> Croit-il aux sociétés religieuses? Il s'est séparé de son Église. Quant aux mortes sociétés bibliques, comme il les appelle, il n'en tient aucun compte. C'est un homme qui n'est d'aucun parti, d'aucune Église, d'aucune opinion accréditée en Amérique. Ses opinions sont donc toutes personnelles et individuelles. A quoi et à qui croitil? A lui. De la position d'Emerson au milieu des partis et des systèmes américains découlera naturellement sa philosophie. Il n'appartient à aucun parti; de là résultera, soyez-en sûr, la protestation en faveur de l'individu contre la multitude.

Le second motif qui décide Emerson à élever l'individu au-dessus de la société, c'est la situation religieuse de l'Amérique. Y a-t-il en Amérique une religion qui réunisse les masses? Il n'y en a point. Le protestantisme, en se décomposant en une foule de sectes, tend de plus en plus à faire éclore des religions qui sont celles de quelques individus. Cependant il y a un lien qui rapproche toutes ces sectes, c'est l'esprit puritain. Je m'étonne qu'on n'ait pas déjà fait cette observation. S'il arrivait qu'un jour il y eût (chose fort désirable) un pays où le sentiment religieux dominât sans que la croyance intime, personnelle de chacun fùt inquiétée par ce sentiment, ce pays serait les États-Unis. L'esprit religieux qui réunirait ainsi tous les cœurs, en laissant à l'individu ce qu'on peut appeler son opinion dogmatique, serait l'esprit puritain. Un même cœur, un esprit différent, comme un immense sacrifice où, réunis ensemble, brûleraient les encens et les parfums les plus divers, voilà l'idéal d'Emerson; c'est aussi l'idéal du protestantisme.

En faisant du développement et de l'éducation de l'individu la base de sa philosophie, en disant à l'individu : « Crois en toi, » Emerson revient aussi, qu'il le sache ou non, au principe posé par Descartes, l'autorité du sens individuel. Descartes et Emerson n'ont pas la moindre ressemblance entre eux; mais ils sont dans une situation identique. Emerson est le premier philosophe américain, comme Descartes le premier philosophe moderne. Lorsque Descartes vint fonder sa philosophie, il écarta tous les livres, rejeta toutes les traditions; lui aussi crut en lui-même. Il avait affaire à la scolastique; il ne voulait plus de ses explications de physique et de ses débris de logique. Emerson aussi a affaire à une sorte de scolastique. Il y a dans son pays je ne sais combien de sectes, toutes ayant des explications différentes, des commentaires ridicules, une exégèse risible, des liturgies souvent fort équivoques. Descartes avait affaire à des scolastiques logiciens, aristotéliciens; il fonda une métaphysique. Emerson a autour de lui des scolastiques religieux; quelle philosophie peut-il créer? Une philosophie morale.

Le troisième motif qui a pu diriger Emerson dans le choix de sa doctrine, c'est le gouvernement même des États-Unis. Les tendances d'Emerson sont certes très démocratiques; il estime même que la démocratie est le gouvernement qui convient le mieux à l'Amérique. On pourrait s'étonner alors de cette philosophie créée au profit de l'individu. Réfléchissons cependant. Au milieu de cette foule d'intérêts, de passions et de contradictions, où reposer nos yeux? Au milieu de ce tourbillon où trouver un cœur tranquille? Sur quelle base fixe élè verons-nous une philosophie? Les masses sont admirables sans doute lorsqu'elles sont unanimes, parce qu'alors

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elles agissent comme un seul individu; mais est-ce à la foule qu'on peut s'adresser tout d'abord? Emerson a eu sous les yeux les agitations, les fluctuations de la muititude, et c'est pour l'individu qu'il a écrit.

Emerson prend l'individu et lui dit : « Crois en toi. » Crois en toi avec la force d'un homme et la confiance d'un enfant. Pas de dédain pour toi-même, pas de timidité, de recherche infructueuse dans les œuvres d'autrui. Évitez de recevoir d'un autre votre conviction. Avez-vous peur de vous isoler des autres hommes? Mais croire que ce qui est vrai pour soi est vrai pour tous les autres, cela est le génie. N'imitons donc jamais, car rien n'est plus sacré que l'intégrité de notre propre esprit; c'est ce qui nous conquiert le suffrage du monde. Les récompenses de cette confiance en soi sont l'originalité et l'honnêteté, et en effet plus on est original et plus on est sincère, moins on imite et plus on est honnête. En conservant l'intégrité de son esprit, on est l'ennemi du mensonge, et l'humanité vous honore précisément parce que vous n'avez sacrifié à l'estime d'aucun homme en particulier. Parler pour n'être pas combattu, écrire pour éviter la critique, est une triste chose. C'est un pitoyable contrat passé avec les hommes que de céder une partie de sa conviction pour n'être pas tourmenté sur l'autre moitié. La pensée n'a pas été donnée à l'homme pour plaire aux pensées d'autrui et caresser ses habitudes. Mais, cependant, ce sont des mots nés de la politesse et de l'urbanité, inventés pour éviter les contradictions et tourner les difficultés. La volonté n'a dans son vocabulaire que deux mots : oui et non. Le oui ne doit pas hésiter, le non ne doit pas reculer.

La confiance en soi est donc le principe de la morale d'Emerson. Pour arriver à cette confiance en soi, deux qualités sont requises, la non-conformité et la non-persistance: la non-conformité, c'est-à-dire qu'il ne faut pas craindre de heurter les préjugés du monde et ses prétentions à mieux connaître votre devoir que vous. Comme l'ami de Jean-Jacques, qui répétait toujours en matière de morale: « Je ne suis chargé que de moi seul, » Emerson répète sans cesse: Croyez-en votre pensée, sans vous inquiéter de ce que pensent les autres. Ne redoutez pas non plus de passer pour non persistant dans votre opinion. Vouloir être toujours conséquent avec soi-même, c'est vouloir rattacher par des sophismes ce qui est et ce qui fut. Si vous ne croyez plus à votre opinion d'hier, rejetez-la; si une nouvelle pensée s'offre à vous, acceptez-la. « Ah! s'écrieront les vieilles ladies, vous serez bien sûr alors de n'être pas compris. » N'être pas compris! c'est le mot d'un fou. Est-il si mauvais déjà de n'être pas compris? Pythagore ne fut pas compris, et Socrate, et Jésus, et Luther, et Copernic, et Galilée, et Newton, et chaque pur et sage esprit qui jamais prit chair. Étre grand, c'est une excellente condition pour n'être pas compris. Emerson dirait volontiers avec Pascal que c'est une sotte chose que la coutume, « que cette maîtresse d'erreur que l'on appelle fantaisie et opinion; » mais il va plus loin que Pascal. La coutume doit être suivie, selon Pascal, tant qu'elle n'attaque pas le droit naturel et divin. Il faut éviter de suivre la coutume, selon Emerson, tant qu'elle contrarie notre opinion individuelle et naturelle. « Quel cas font de la coutume les grands génies, les âmes. vraies? s'écrie-t-il; ils l'anéantissent, et c'est pourquoi l'histoire n'est que la biographie de quelques hommes, grands parce qu'ils ont cru en eux. La postérité suit leurs pas comme une procession. Une institution n'est que l'ombre allongée d'un homme. »

Quelle est la faculté qui donne cette confiance en soi? Est-ce la volonté? est-ce l'intelligence? Nori. D'après Emerson, c'est l'instinct, la spontanéité. Cette confiance

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