catholique cherche l'amour; le mysticisme puritain cherche avant tout la vérité. Il a des tendances nonseulement philosophiques, mais politiques. C'est ce mystiscisme puritain qui inspire Emerson, c'est éclairé en effet par la révélation individuelle qu'il aborde les questions les plus diverses de l'art, de la politique et des sciences. Le panthéisme, on a pu le remarquer, s'introduit à pleins flots dans la doctrine de l'âme suprême telle que l'expose Emerson, c'est peut-être parce que l'écrivain ne formule jamais complétement sa pensée. Il y a dans l'essai d'Emerson sur l'over soul beaucoup d'idées qui se rapprochent de celles de Novalis. Lorsque Emerson exprime cette pensée : « L'homme est la façade d'un temple où toute vertu et tout bien habitent; ce n'est pas l'homme que nous honorons, c'est l'âme dont il est l'organe, l'âme qui ferait courber nos genoux, si elle apparaissait à travers les actions de l'homme; » il se rencontre avec Novalis, cet autre esprit hésitant comme lui entre le christianisme et le panthéisme. Le rêveur allemand a dit : « Lorsque je touche une main humaine, je touche au ciel. Il n'y a qu'un temple dans l'univers, c'est le corps de l'homme; s'incliner devant l'homme, c'est rendre hommage à cette révélation de la chair. » Emerson hésite évidemment entre le panthéisme et un puritanisme mystique. Pour tout dire, il nous semble que, s'il y a panthéisme chez Emerson, c'est le panthéisme de Malebranche. Chez l'oratorien comme chez le ministre unitaire, le panthéisme pénètre plutôt par les élans du cœur que par la logique. Emerson voit, comme Malebranche, toutes choses en Dieu; c'est en lui qu'il connaît les idées. « L'âme suprême, dit Emerson, est la terre commune de toutes nos pensées. » — « Dieu, dit Malebranche, est le lieu des esprits comme l'espace est le lieu du corps. » Il n'y a pas jusqu'à ces mystérieux tressaillements par lesquels Dieu, selon Emerson, nous avertit de sa présence, qui ne rappellent le système des causes occasionnelles. Cependant le panthéisme, non plus celui de Malebranche, mais celui de Spinosa, s'introduit par un endroit dans cette doctrine. Lorsque Emerson dit : « Tout nous montre que l'âme n'est pas une faculté, mais se sert des facultés comme de mains et de pieds; qu'elle n'est pas l'intelligence et la volonté, mais la maîtresse de l'intelligence et de la volonté, » il ne s'aperçoit pas qu'il ne détermine point la faculté qui constitue le mòi, et que par là il arrive à anéantir l'identité de l'individu auquel il a tant accordé. Lorsqu'on médite sur soi-même, on voit agir les diverses facultés; mais quelle est la faculté maitresse de celles-là? On ne l'aperçoit pas clairement. Il faut cependant qu'il y ait une faculté maîtresse des autres, une âme en un mot des facultés intellectuelles. Pour parler la langue philosophique, quelle est la faculté qui constitue le moi? Est-ce la volonté? est-ce l'intelligence? Dans Emerson, la faculté causatrice est en dehors de l'homme, nos facultés ne sont que des mains et des pieds. Ailleurs, dans le chapitre sur l'Intelligence, il dit : « L'homme est aussi bien dans ses intellections que dans ses volitions. » Spinosa sait bien tout cela, car il remarque qu'il y a des pensées et des actes que l'on peut tantòt rattacher à la volonté, tantôt à l'intelligence, sans pouvoir déterminer précisément la faculté à laquelle ils se rapportent. Dès lors le résultat est très simple. S'il n'y a pas une faculté qui constitue essentiellement le moi, l'homme n'a pas d'identité véritable; si la cause de toutes nos actions, la faculté géné-ratrice de toutes nos pensées est en dehors de nous, notre existence tout entière n'est qu'une série de phénomènes et de faits dont nous avons bien conscience, mais sur lesquels nous n'avons aucun pouvoir, L'homme n'est pas autre chose que le théâtre où parlent ces inspirations, où agissent ces péripéties, où passent ces personnages éphémères. L'auteur est ailleurs, inconnu et mystérieux, l'auteur anonyme qui a inventé la pièce et distribué les rôles. Si l'homme n'a pas une véritable identité, son être va flotter, sa vie sera une continuelle transformation. L'homme qui ne se connaît pas luimême, qui ne sait d'où lui viennent ses pensées, est alors englouti dans un être universel et aveugle qui ne se connait pas davantage et renferme en lui toutes les existences particulières. On peut s'étonner qu'Emerson n'ait pas songé à établir l'identité de l'individu. C'est que l'extension et la négation d'un principe aboutissent quelquefois au même résultat. L'individu, dans Emerson, attire l'univers à lui, comme dans d'autres systèmes il est absorbé par l'univers. Qu'on suive un instant les conséquences toutes naturelles et inévitables de la philosophie d'Emerson, et on verra comment il peut être conduit à un panthéisme très rigoureux. La morale d'Emerson ne s'appuie pas sur la raison, mais sur un sentiment instinctif. Cette confiance en soi mène à l'oubli de soi. Confiance et oubli sont deux termes qui se rejoignent. Celui qui, sans souci des opinions d'autrui, se confie à lui-même, arrive alors à se considérer comme la seule réalité existante; il se généralise pour ainsi dire et touche à l'infini. Ce fait de croire en soi et seulement en soi entraîne à regarder comme des mensonges tous les obstacles qui s'élèvent devant nous; tout ce qui nous entoure n'aura donc pas de réalité, car une chose n'est réelle pour nous qu'autant qu'elle nous force à la reconnaître sinon notre supérieure, du moins notre égale. Il arrivera dès lors un moment où l'individu qui fait de son cœur ou de sa pensée son seul univers perdra la conscience de la réalité de la vie dans les choses environnantes. De même que dans la solitude le cœur épanche sa tendresse sur tous les objets en général, que les désirs de l'esprit appellent des êtres lointains et sans physionomie arrêtée, que les méditations de la pensée s'étendent sans bornes précises et sans sujets définis, de même l'individu isolé au milieu de la foule voit les hommes et les choses passer autour de lui comme une légion de fantomes. Se repliant sur lui-même, voyant ses pensées d'autrefois et ses jugements d'aujourd'hui, il ne se reconnaît plus lui-même. Ses opinions passées en faisaient un être particulier que ses opinions d'aujourd'hui ont détruit. Sa vie entière, par la théorie de la non-persistance, est une série de transformations et de métamorphoses. L'instinct, vague mystérieuse, nous entraîne dans son roulis impétueux, incessant, et c'est alors qu'étourdis et fatigués par cette tempête toujours renaissante, nous perdons conscience de nous-mêmes; c'est alors que notre être s'engloutit dans cet immense océan de l'être universel en qui tout dort et rêve, d'où par flots et par moments sortent la vie et la pensée. Les conséquences métaphysiques et morales de la philosophie d'Emerson sont la suppression de l'espace et du temps. Au temps se rapporte l'histoire, à l'espace se rapporte la nature. L'individu, qui, selon le beau mot de Fichte, tire à lui l'éternité, va concentrer en luimême l'humanité et la nature. C'est en lui qu'elles vont trouver leur réalité; sans lui, la nature et l'humanité ne seraient qu'une suite d'images et une série de faits successifs. L'histoire et la nature vont devenir subjec tives. L'âme suprême est, avons-nous vu, la terre commune des pensées de tous les hommes. Il n'y a donc qu'un même esprit pour tous les individus qui composent l'humanité. Je suis partie intégrante de cet esprit, donc je puis comprendre tout ce qui a été fait dans le monde. L'histoire conserve le souvenir des actes et des œuvres de cet esprit. Je puis trouver les lois de l'histoire, puisque le même esprit qui présida aux scènes du passé préside à mes actes d'aujourd'hui. Tous ces faits répondent à quelque chose qui est en moi. Toute réforme n'a-t-elle pas été d'abord une opinion particulière? « La création de mille forêts est dans un gland, et l'Égypte, la Grèce, Rome, la Gaule, la Grande-Bretagne, l'Amérique gisent enveloppées dans l'esprit du premier homme. » La conclusion de tout cela, c'est la possibilité d'une philosophie de l'histoire. L'individu est l'abrégé de l'humanité. En s'étudiant lui-même, il peut découvrir les lois morales qui régissent l'humanité. Qu'est-ce que l'histoire? La biographie de quelques individus. Donc le sphinx peut résoudre sa propre énigme. Dans cette théorie, l'individu est, comme le dit Emerson, l'entière encyclopédie des faits. A mesure qu'il lit les annales des temps passés, il les enferme en lui en se disant: Ceci est ma propriété; c'est ainsi que j'ai agi, que j'ai pensé, que j'ai rêvé, que j'ai senti. En même temps qu'il concentre en son âme tous les faits de l'histoire, il est doué du pouvoir de généraliser ses pensées particulières et ses actes privés. Une croyance, une vérité, une institution, nées dans son cerveau, deviendront la propriété de l'humanité. Par là Emerson croit établir un courant entre l'individu et l'humanité; il se trompe: sa théorie, poussée à ses dernières conséquences, arrive à détruire l'histoire et avec elle l'expérience qu'elle nous présente, la sagesse qu'elle nous enseigne. Il n'y a plus de réalité, d'expérience et de sagesse que dans l'esprit de l'individu. « La nuit est maintenant là où l'âme était autrefois, >> dit-il. Et toute l'histoire tombe ainsi dans le néant. Nous souscrivons à cette pensée d'Emerson, qu'il peut y avoir une philosophie de l'histoire, parce que tous les e |