de chair amène la découverte de nouvelles imperfections et de défauts inconnus. L'époux s'attache alors à la femme, et il n'y a plus que deux êtres humains en face l'un de l'autre; c'est la fin de l'amour. La peinture d'Emerson devient triste. Nous entrons avec lui dans la demeure des deux époux, et nous nous asseyons près du triste foyer puritain. Les monotones douceurs de l'habitude ont remplacé l'inspiration et la rêverie; les deux amants s'étaient pris la main en regardant le ciel, et peu à peu leurs regards se sont baissés vers la terre; mais si lamour s'est enfui, le devoir reste: la règle sans la passion. Quand on a suivi Emerson à travers ces mille digřessions auxquelles une pensée unique sert de lien, on se demande quel rôle pourrait jouer cette philosophie dans le mouvement actuel des idées européennes. Il semble qu'elle offre des arguments précieux contre certains systèmes démocratiques qui se sont produits dans ces dernières années. Ces systèmes tendent singulièrement à nier l'individu ou du moins à l'absorber au sein des masses et à l'y laisser oublié. Ses droits, on les lui arrachè; son caractère, on semble le redouter, et son génie, on paraît l'envier. Après la destruction des aristocraties politiques qui s'intitulaient telles par droit divin et origine lointaine, il semble qu'on veuille détruire les aristocraties du caractère et du génie, qui, bien plus que les premières, tiennent leur puissance de Dieu et ont une origine inconnue et mystérieuse. On prend soin, dans ces sortes de théories, de rendre non pas les hómmes égaux par l'égalité des droits, mais de rendre l'existence de chacun égale à celle de tous. Toutes ces doctrines font à la question de droit une si large part, que la question de devoir y disparaît presque entièrement. Le devoir est pourtant la seule chose qui distingue l'individu et le sépare des masses; les droits sont communs à tous, mais le devoir varie presque avec chacun selon sa position. Sans le devoir, plus de luttes, d'efforts, plus de tous ces élans qui marquent l'individu d'un signe glorieux; plus de vertus, on l'en dispense dans la plupart de nos théories. Le devoir une fois effacé, toutes ces choses qui font le caractère et sont l'œuvre de la volonté individuelle disparaissent. A tous on fait la vie égale, c'est-à-dire qu'on organise la société de telle manière que l'individualité de chacun s'efface et qu'il ne reste plus que des groupes de capacités, des associations, et dans des systèmes plus récents des masses qui imposent à l'individu leurs sentiments et l'absorbent violemment au sein d'une fraternité peu tolérante. Veut-il avoir sa liberté et penser à sa manière sur les choses qui intéressent sa conscience; veut-il travailler selon ses inclinations naturelles et sans reconnaître à la société le droit de lui imposer son genre de travail; revendique-t-il luimême la récompense de son travail, la distinction et surtout la gloire, il est taxé d'individualisme. Nous ne voulons pas prendre les choses à un point de vue poétique et dire qu'une société qui arriverait à méconnaître le génie et le caractère, apanages sublimes de l'individu, serait beaucoup plus plate et plus ennuyeuse qu'une autre; mais nous dirons qu'au point de vue moral une société qui détruirait le génie et le caractère serait une société intolérante, impie et iconoclaste, car elle détruirait la plus belle œuvre d'art qui existe, le caractère individuel, l'âme humaine, telle que chacun de nous peut la façonner en suivant son devoir. Voilà ce que sait Emerson et pourquoi il réclame en faveur de l'individu. Ce qu'il exige de lui, c'est le caractère et le génie; ce qu'il exige de la société, c'est qu'elle marche non dans une voie uniforme, mais par des chemins nombreux; qu'elle ne ferme pas toutes les issues afin que chacun soit retenu dans la même voic; qu'elle laisse au contraire chaque individu se frayer lui-même sa route. Un deuxième service que nous rend cette philosophie, c'est de nous arracher aux admirations et aux engoucments contemporains, et de nous placer dans un centre d'indifférence d'où nous pouvons voir également toutes les doctrines. Il nous arrache ainsi à l'esprit de parti, à cet esclavage moderne, à cette superstition qui, pour être plus satirique, n'est pas moins dangereuse que los anciennes superstitions tant raillées. Sois un homme avant d'être un sectaire, sois un homme avant d'être un citoyen, sois un homme même avant d'être un héros, nous dit-il sans cesse. Donne-moi, dit-il dans l'essai sur la Confiance en soi, l'assurance que tu es un homme; faismoi sentir instinctivement que tu es un homme et ne viens pas répondre à cette question par tes actions. Le vieux mot de Montaigne, de Molière, de Rousseau : Revenons à notre nature, vibre de nouveau dans Emerson, mais sans aucun mélange d'épicuréisme, de matérialisme et d'esprit de révolte. Trop longtemps, selon Emerson, l'homme a vécu en dehors de lui, dans des institutions, dans des partis, dans des sectes; qu'il renonce à cette servile obéissance, à cette abnégation impie; qu'il rentre en lui-même et il y trouvera l'origine de ces sectes, la pensée de ces institutions qui lui ont semblé si saintes et si supérieures à lui. Toutes les doctrines se rencontrent dans Emerson, et la cause en appartient à cette suprême indifférence. Les systèmes qu'on pourrait tirer de telle ou telle pensée, les conséquences qu'on pourrait arracher à tel ou tel élan, ne prouveraient rien en faveur des préjugés de cclui qui essayerait de tirer à lui cette doctrine ét de la déclarer conforme à ses idées. Ce ne sont pas les pensées ni l'expression de ces pensées qui sont importantes ici, c'est l'âme de ces pensées, c'est l'esprit général qui leur a donné naissance. Emerson nous enseigne deux choses, la défiance et l'amour; la défiance à l'endroit des politiques, des théoriciens, des sectaires; la défiance à l'endroit de tous les hommes divisés en catégories, en partis, en écoles; et l'amour des hommes, de nos semblables, tels qu'ils sont sortis des mains de Dieu, des hommes portant la marque originelle de leur ressemblance avec nous, de leur identité, et non pas déformés et effacés par tous les sophismes et toutes les erreurs passionnées qui courent le monde. 'Enfin, le troisième service de cette philosophie, c'est d'être un pressentiment. Elle éveille notre esprit sur nos destinées futures et nous porte à réfléchir involontairement sur les choses qui seront. Elle nous pousse à conjecturer, à prophétiser, à deviner. Lisez avec attention ces pages bizarres et ardentes; vous y trouverez peu de pensées entièrement développées, peu d'aperçus complétement exposés, mais vous y trouverez, si j'ose m'exprimer ainsi, des germes de nouvelles philosophies, de futures manières de vivre, d'institutions à venir. Ces essais sont comme la science hermétique et la philosophie occulte d'une nouvelle généralisation plus large et plus belle que celle que nous possédons. Comme protestation en faveur de l'individu, il serait donc à désirer que la philosophie d'Emerson se propageât en Europe; mais, indépendamment de ce mérite d'opportunité, les Essais du penseur américain ont une portée plus haute. « Écris pour un public éternel, >> dit Emerson au poëté et au philosophe. « Vis dans le présent comme s'il était l'éternité, » dit-il à l'homme sage. Détruire les vicissitudes de la durée et toutes les variétés de l'espace, fermer l'oreille aux opinions de la société, éviter ses louanges ét ses reproches, ces voix de sirène et ces railleries de Thersite, c'est passer au milieu des hommes, au milieu de leurs murmüres menaçants et flatteurs, comme les premiers chrétiens passaient au milieu de la nature sans s'arrêter à ses concerts et à ses leurres. Ainsi l'existence, - ce composé de faits passagers, d'actes que le souvenir nous montre comme des spectres, à peine se sont-ils éloignés de nous, - ne se laissant distraire ni par les hommes ni par la nature, s'élève à la hauteur de l'absolu ; elle ressemble à une vérité qui, née du temps, découverte et fixée dans une minute fugitive, devient désormais éternelle pour tous les hommes. Vivre au milieu de la nature sans se laisser entraîner par elle comme les anciens, vivre au milieu de la société sans se séparer d'elle comme Montaigne, telle doit être aujourd'hui, ce nous semble, l'ambition du sage. Emerson a connu cette ambition, et il l'éveille en nous par ses écrits. Un tel rôle noblement rempli suffit à sa gloire. La postérité n'oubliera pas qu'il a donné à notre siècle ce que Montaigne avait donné au sien, un nouvel idéal de la sagesse. |