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passage dans un gros livre, quand même je serois sûr qu'il y est. Je le soupçonne même d'avoir usé de l'infidélité dont il accusoit les ministres, et d'avoir fabriqué quelquefois des passages pour se tirer d'une objection qui l'incommodoit.

Tandis que duroient ces petites ergoteries, et que les jours se passoient à disputer, à marmotter dès prières, et à faire le vaurien, il m'arriva une petite vilaine aventure assez dégoûtante, et qui faillit même à tourner fort mal pour moi.

Il n'y a point d'ame si vile et de cœur si barbare qui ne soit susceptible de quelque sorte d'attachement. L'un de ces deux bandits qui se disoient Maures me prit en affection. Il m'accostoit volontiers, causoit avec moi dans son baragouin franc, me rendoit de petits services, me faisoit part quelquefois de sa portion à table, et me donnoit sur-tout de fréquents baisers avec une ardeur qui m'étoit fort incommode. Quelque effroi que j'eusse naturellement de ce visage de pain-d'épice orné d'une longue balafre, et de ce regard allumé qui sembloit plutôt furieux que tendre, j'endurois ces baisers en me disant en moi-même: Le pauvre homme a conçu pour moi une amitié bien viye, j'aurois tort de le rebuter. Il passoit par degrés à des manières plus libres, et me tenoit quelquefois de si singuliers propos, que je croyois que la tête lui avoit tourné. Un soir il voulut venir coucher avec moi, je m'y opposai, disant que mon lit

étoit trop petit. Il me pressa d'aller dans le sien; je le refusai encore: car ce misérable étoit si malpropre et puoit si fort le tabac mâché, qu'il me faisoit mal au cœur.

Le lendemain, d'assez bon matin, nous étions tous deux seuls dans la salle d'assemblée; il recommença ses caresses, mais avec des mouvements si violents qu'il en étoit effrayant. Enfin il voulut passer par degrés aux privautés les plus choquantes, et me forcer, en disposant de ma main, d'en faire autant. Je me dégageai impétueusement en poussant un cri et faisant un saut en arrière; et, sans marquer ni indignation ni colère, car je n'avois pas la moindre idée de ce dont il s'agissoit, j'exprimai ma surprise et mon dégoût avec tant d'énergie, qu'il me laissa là: mais tandis qu'il achevoit de se démener, je vis partir vers la cheminée et tomber à terre je ne sais quoi de gluant et de blanchâtre qui me fit soulever le cœur. Je m'élançai sur le balcon, plus ému, plus troublé, plus effrayé même que je ne l'avois été de ma vie, et prêt à me trouver mal.

Je ne pouvois comprendre ce qu'avoit ce malheureux; je le crus atteint du haut-mal, ou de quelque autre frénésie encore plus terrible; et véritablement je ne sache rien de plus hideux à voir pour quelqu'un de sang froid que cet obscène et sale maintien, et ce visage affreux enflammé de la plus brutale concupiscence. Je n'ai jamais vu d'autre homme en pareil état

mais, si nous sommes ainsi près des femmes, il faut qu'elles aient les yeux bien fascinés ne pas nous prendre en horreur.

pour

Je n'eus rien de plus pressé que d'aller conter à tout le monde ce qui venoit de m'arriver. Notre vieille intendante me dit de me taire; mais je vis que cette histoire l'avoit fort affectée, et je l'entendois grommeler entre ses dents: Can maledet! brutta bestia! Comme je ne comprenois pas pourquoi je devois me taire, j'allai toujours mon train malgré la défense, et je bavardai tant, que le lendemain un des administrateurs vint de bon matin m'adresser une mercuriale assez vive, m'accusant de commettre l'honneur d'une maison sainte, et de faire beaucoup de bruit pour peu de mal.

Il prolongea sa censure en m'expliquant beaucoup de choses que j'ignorois, mais qu'il ne croyoit pas m'apprendre, persuadé que je m'étois défendu sachant ce qu'on me vouloit, mais n'y voulant pas consentir. Il me dit gravement que c'étoit une œuvre défendue comme la paillardise, mais dont au reste l'intention n'étoit pas plus offensante pour la personne qui en étoit l'objet, et qu'il n'y avoit pas de quoi s'irriter si fort pour avoir été trouvé aimable. Il me dit sans détour que lui-même dans sa jeunesse avoit eu le même honneur, et qu'ayant été surpris hors d'état de faire résistance, il n'avoit rien trouvé là de si cruel. Il poussa l'impudence jusqu'à se servir des propres termes; et, s'imagi

nant que la cause de ma résistance étoit la crainte. de la douleur, il m'assura que cette crainte étoit vaine, et qu'il ne falloit pas s'alarmer de rien.

J'écoutois cet infame avec un étonnement d'autant plus grand qu'il ne parloit point pour lui-même; il sembloit ne m'instruire que pour mon bien. Son discours lui paroissoit si simple, qu'il n'avoit pas même cherché le secret du têteà-tête; et nous avions en tiers un ecclésiastique que tout cela n'effarouchoit pas plus que lui, Cet air naturel m'en imposa tellement, que j'en vins à croire que c'étoit sans doute un usage admis dans le monde, et dont je n'avois pas eu plus tôt occasion d'être instruit. Cela fit que je l'écoutai sans colère, mais non sans dégoût. L'image de ce qui m'étoit arrivé, mais sur-tout de ce que j'avois vu, restoit si fortement empreinte dans ma mémoire, qu'en y pensant le cœur me soulevoit encore. Sans que j'en susse davantage, l'aversion de la chose s'étendit à l'apologiste; et je ne pus me contraindre assez pour qu'il ne vît pas le mauvais effet de ses leçons. Il me lança un regard peu caressant, et dès-lors il n'épargna rien pour me rendre le séjour de l'hospice désagréable. Il y parvint si bien, que, n'apercevant pour en sortir qu'une seule voie, je m'empressai de la prendre, autant que jusque-là je m'étois efforcé de l'éloigner.

Cette aventure me mit pour l'avenir à couvert des entreprises des chevaliers de la man

chette; et la vue des gens qui passoient pour en être me rappelant l'air et les gestes de mon effroyable Maure, m'a toujours inspiré tant d'horreur, que j'avois peine à la cacher. Au contraire, les femmes gagnèrent beaucoup dans mon esprit à cette comparaison: il me sembloit que je leur devois en tendresse de sentiments, en hommage de ma personne, la réparation des offenses de mon sexe; et la plus laide guenon devenoit à mes yeux un objet adorable, par le souvenir de ce faux Africain.

Pour lui, je ne sais ce qu'on put lui dire; il ne me parut pas qu'excepté la dame Lorenza personne le vît de plus mauvais œil qu'auparavant. Cependant il ne m'accosta ni ne me parla plus. Huit jours après, il fut baptisé en grande cérémonie, et habillé de blanc de la tête aux pieds, pour représenter la candeur de son ame régénérée. Le lendemain, il sortit de l'hospice, et je ne l'ai jamais revu.

Mon tour vint un mois après; car il fallut tout ce temps-là pour donner à mes directeurs l'honneur d'une conversion difficile, et l'on me fit passer en revue tous les dogmes pour triompher de ma nouvelle docilité.

Enfin, suffisamment instruit et suffisamment disposé au gré de mes maîtres, je fus mené processionnellement à l'église métropolitaine de Saint-Jean pour y faire une abjuration solennelle, et recevoir les accessoires du baptême, quoiqu'on ne me rebaptisât pas réellement :

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