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tres,

la seule éducation. J'avois les défauts de mon âge; j'étois babillard, gourmand, quelquefois menteur. J'aurois volé des fruits, des bonbons, de la mangeaille; mais jamais je n'ai pris plaisir à faire du mal, du dégât, à charger les auà tourmenter de pauvres animaux. Je me souviens pourtant d'avoir une fois pissé dans la marmite d'une de nos voisines appelée madame Clot, tandis qu'elle étoit au prêche. J'avoue même que ce souvenir me fait encore rire, parceque madame Clot, bonne femme au demeurant, étoit bien la vieille la plus grognon que je connus de ma vie. Voilà la courte et véridique histoire de tous mes méfaits enfantins.

Comment serois-je devenu méchant, quand je n'avois sous les yeux que des exemples de douceur, et autour de moi que les meilleures gens du monde? Mon père, ma tante, ma mie, mes parents, nos amis, nos voisins, tout ce qui m'entouroit ne m'obéissoit pas à la vérité, mais. m'aimoit; et moi je les aimois de même. Mes volontés étoient si peu excitées et si peu contrariées qu'il ne me venoit pas dans l'esprit d'en avoir. Je puis jurer que, jusqu'à mon asservissement sous un maître, je n'ai pas su ce que c'étoit qu'une fantaisie. Hors le temps que je passois à lire ou écrire auprès de mon père, et celui où ma mie me menoit promener, j'étois toujours avec ma tante, à la voir broder, à l'entendre chanter, assis ou debout à côté d'elle; et j'étois

content. Son enjouement, sa douceur, sa figure agréable, m'ont laissé de si fortes impressions, que je vois encore son air, son regard, son attitude; je me souviens de ses petits propos caressants je dirois comment elle étoit vêtue et coiffée, sans oublier les deux crochets que ses cheveux noirs faisoient sur ses tempes, selon la mode de ce temps-là.

Je suis persuadé que je lui dois le goût ou plutôt la passion pour la musique, qui ne s'est bien developpée en moi que long-temps après: elle savoit une quantité prodigieuse d'airs et de chansons qu'elle chantoit avec un filet de voix fort douce; la sérénité d'ame de cette excellente fille éloignoit d'elle, et de tout ce qui l'environnoit, la rêverie et la tristesse. L'attrait que son chant avoit pour moi fut tel, que non seulement plusieurs de ses chansons me sont toujours restées dans la mémoire, mais qu'il m'en revient même, aujourd'hui que je l'ai perdue, qui, totalement oubliées depuis mon enfance, se retracent, à mesure que je vieillis, avec un charme que je ne puis exprimer. Diroit-on que moi, vieux radoteur, rongé de soucis et de peines, je me surprends quelquefois à pleurer comme un enfant en marmottant ces petits airs d'une voix déja cassée et tremblante? Il y en a un sur-tout qui m'est bien revenu tout entier, quant à l'air; mais la seconde moitié des paroles s'est constamment refusée à tous mes efforts pour me la rap

peler, quoiqu'il m'en revienne confusément les rimes. Voici le commencement, et ce que j'ai pu me rappeler du reste:

Tircis, je n'ose
Écouter ton chalumeau
Sous l'ormeau;

Car on en cause
Déja dans notre hameau.

. . un berger
s'engager

sans danger;

Et toujours l'épine est sous la rose.

Je cherche où est le charme attendrissant que mon cœur trouve à cette chanson; c'est un caprice auquel je ne comprends rien mais il m'est de toute impossibilité de la chanter jusqu'à la fin sans être arrêté par mes larmes. J'ai cent fois projeté d'écrire à Paris pour faire chercher le reste des paroles, si tant est que quelqu'un les connoisse encore, mais je suis presque sûr que le plaisir que je prends à me rappeler cet air s'évanouiroit en partie, si j'avois la preuve que d'autres que ma pauvre tante Suson l'ont chanté.

Telles furent les premières affections de mon entrée à la vie : ainsi commençoit à se former ou à se montrer en moi ce cœur à-la-fois si fier et si tendre, ce caractère efféminé, mais pourtant indomptable, qui, flottant toujours entre la foiblesse et le courage, entre la mollesse et la

vertu, m'a, jusqu'au bout, mis en contradiction avec moi-même, et a fait que l'abstinence et la jouissance, le plaisir et la sagesse, m'ont également échappé.

Ce train d'éducation fut interrompu par un accident dont les suites ont influé sur le reste de ma vie. Mon père eut un démêlé avec un M. Gautier, capitaine en France, et apparenté dans le conseil ; ce Gautier, homme insolent et lâche, saigna du nez, et, pour se venger, accusa mon père d'avoir mis l'épée à la main dans la ville. Mon père, qu'on voulut envoyer en prison, s'obstinoit à vouloir que, selon la loi, l'accusateur y entrât aussi bien que lui: n'ayant pu l'obtenir, il aima mieux sortir de Genève et s'expatrier pour le reste de sa vie, que de céder sur un point où l'honneur et la liberté lui paroissoient compromis.

Je restai sous la tutèle de mon oncle Bernard, alors employé aux fortifications de Genève. Sa fille aînée étoit morte, mais il avoit un fils de même âge que moi : nous fumes mis ensemble à Bossey en pension chez le ministre Lambercier pour y apprendre, avec le latin, tous le menu fatras dont on l'accompagne sous le nom d'éducation.

Deux ans passés au village adoucirent un peu mon âpreté romaine, et me ramenèrent à l'état d'enfant. A Genève, où l'on ne m'imposoit rien, j'aimois l'application, la lecture, c'étoit presque mon seul amusement: à Bossey, le travail me fit

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aimer les jeux qui lui servoient de relâche. La campagne étoit pour moi si nouvelle, que je ne pouvois me lasser d'en jouir: je pris pour elle un goût si vif, qu'il n'a jamais pu s'éteindre; le souvenir des jours heureux que j'y ai passés m'a fait regretter son séjour et ses plaisirs dans tous les âges, jusqu'à celui qui m'y a ramené. M. Lambercier étoit un homme fort raisonnable, qui, sans négliger notre instruction, ne nous chargeoit point de devoirs extrêmes; la preuve qu'il s'y prenoit bien est que, malgré mon aversion pour la gêne, je ne me suis jamais rappelé avec dégoût mes heures d'étude, et que, si je n'appris pas de lui beaucoup de choses, ce que j'appris je l'appris sans peine, et n'en ai rien oublié.

La simplicité de cette vie champêtre me fit un bien d'un prix inestimable en ouvrant mon cœur à l'amitié jusqu'alors je n'avois connu que des sentiments élevés, mais imaginaires. L'habitude de vivre ensemble dans un état paisible m'unit tendrement à mon cousin Bernard: en peu de temps j'eus pour lui des sentiments plus affectueux que ceux que j'avois eus pour mon frère, et qui ne se sont jamais effacés. C'étoit un grand garçon fort efflanqué, fort fluet, aussi doux d'esprit que foible de corps, et qui n'abusoit pas trop de la prédilection qu'on avoit pour lui dans la maison, comme fils de mon tuteur. Nos amusements, nos travaux, nos goûts, étoient les mêmes : nous étions seuls, nous étions de même

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