vouloit bien prendre sur ses études le temps qu'il donnoit à diriger les miennes. Je n'ai jamais vu de physionomie plus touchante que celle de M. Gâtier. Il étoit blond, et sa barbe tiroit sur le roux; il avoit le maintien ordinaire aux gens de sa province, qui, sous une figure épaisse, cachent tous beaucoup d'esprit : mais ce qui se marquoit vraiment en lui étoit une ame sensible, affectueuse, aimante. Il y avoit dans ses grands yeux bleus un mélange de douceur, de tendresse, et de tristesse, qui faisoit qu'on ne pouvoit le voir sans s'intéresser à lui. Aux regards, au ton de ce pauvre jeune homme, on eût dit qu'il prévoyoit sa destinée, et qu'il se sentoit né pour être malheureux. Son caractère ne démentoit point sa physionomie plein de patience et de complaisance, il sembloit plutôt étudier avec moi que m'instruire. Il n'en falloit pas tant pour me le faire aimer: son prédécesseur avoit rendu cela très facile. Cependant, malgré tout le temps qu'il me donnoit, malgré toute la bonne volonté que nous y mettions l'un et l'autre, et quoiqu'il s'y prît très bien, j'avançai peu en travaillant beaucoup. Il est singulier qu'avec assez de conception je n'ai jamais pu rien apprendre avec des maîtres, excepté mon père et M. Lambercier: le peu que je sais de plus, je l'ai appris seul, comme on verra ci-après. Mon esprit, impatient de toute espèce de joug, ne peut s'asservir à la loi du moment : la crainte même de ne pas appren dre m'empêche d'être attentif. De peur d'impatienter celui qui me parle, je feins d'entendre: il va en avant et je n'entends rien. Mon esprit veut marcher à son heure; il ne peut se soumettre à celle d'autrui. Le temps des ordinations étant venu, M. Gâtier s'en retourna diacre dans sa province : il emporta mes regrets, mon attachement, ma reconnoissance: je fis pour lui des vœux qui n'ont pas été plus exaucés que ceux que j'ai faits pour moi-même. Quelques années après, j'appris qu'étant vicaire dans une paroisse il avoit fait un enfant à une fille, la seule dont, avec un cœur très tendre, il eût été jamais amoureux. Ce fut un scandale effroyable dans un diocèse administré très sévèrement les prêtres, en bonne règle, ne doivent faire des enfants qu'à des femmes mariées. Pour avoir manqué à cette loi de convenance il fut mis en prison, diffamé, chassé. Je ne sais s'il aura pu dans la suite rétablir ses affaires; mais le sentiment de son infortune, profondément gravé dans mon cœur, me revint quand j'écrivis l'Émile; et, réunissant M. Gâtier avec M. Gaime, je fis de ces deux dignes prêtres l'original du vicaire savoyard. Je me flatte que l'imitation n'a pas déshonoré ses modéles. Pendant que j'étois au séminaire, M. d'Au bonne fut obligé de quitter Annecy. M. l'intendant s'avisa de trouver mauvais qu'il fit l'amour à sa femme: c'étoit faire comme le chien du jar dinier; car, quoique madame Corvezi fût aimable, il vivoit fort mal avec elle. Des goûts ultramontains la lui rendoient inutile, et il la traitoit si brutalement qu'il fut question de séparation. M. Corvezi étoit un vilain homme, noir comme une taupe, fripon comme une chouette, et qui, à force de vexations, finit par se faire chasser lui-même. On dit que les Provençaux se vengent de leurs ennemis par des chansons: d'Aubonne se vengea du sien par une comédie; il envoya cette pièce à madame de Warens, qui me la fit voir. Elle me plut, et me fit naître la fantaisie d'en faire une pour essayer si j'étois en effet aussi bête que l'auteur l'avoit prononcé mais ce ne fut qu'à Chambéry que j'exécutai ce projet en écrivant l'Amant de luiméme. Ainsi, quand j'ai dit dans la préface de cette pièce que je l'ai écrite à dix-huit ans, j'ai menti de quelques années. C'est à-peu-près à ce temps-ci que se rapporte un événement peu important en lui-même, mais qui a eu pour moi des suites, et qui a fait du bruit dans le monde quand je l'avois oublié. Toutes les semaines j'avois une fois la permission de sortir je n'ai pas besoin de dire quel usage j'en faisois. Un dimanche que j'étois chez maman, le feu prit à un bâtiment des cordeliers attenant à la maison qu'elle occupoit : ce bâtiment, où étoit leur four, étoit plein jusqu'au comble de fascines sèches. Tout fut embrasé en très peu de temps. La maison étoit en grand pé ril et couverte par les flammes que le vent y portoit: on se mit en devoir de déménager en hâte et de porter les meubles dans le jardin, qui étoit vis-à-vis mes anciennes fenêtres, au-delà du ruisseau dont j'ai parlé. J'étois si troublé que je jetois indifféremment par la fenêtre tout ce qui tomboit sous ma main, jusqu'à un gros morceau de pierre qu'en tout autre temps j'aurois eu peine à soulever : j'étois prêt à y jeter de même une grande glace, si l'on ne m'eût retenu, Le bon évêque, qui étoit venu voir maman ce jour-là, ne resta pas non plus oisif: il l'emmena dans le jardin, où il se mit en prières avec elle et tous ceux qui étoient là, en sorte qu'arrivant quelque temps après je vis tout le monde à genoux, et m'y mis comme les autres. Durant la prière du saint homme le vent changea, mais si brusquement et si à propos, que les flammes qui couvroient la maison et entroient déja par les fenêtres furent portées de l'autre côté, et la maison n'eut aucun mal. Deux ou trois ans après, M. de Bernex étant mort, les antonins, ses anciens confrères, commencèrent à recueillir les pièces qui pouvoient servir à sa béatification: à la prière du P. Boudet, je joignis à ces pièces une attestation du fait que je viens de rapporter, en quoi je fis bien; mais en quoi je fis mal, ce fut de donner ce fait pour un miracle. J'avois vu l'évêque en prière, et, durant sa prière, j'avois vu le vent changer, et même très propos; voilà ce que je pouvois dire et certi à : fier mais qu'une de ces deux choses fût la cause de l'autre, voilà ce que je ne devois pas attester, parceque je ne pouvois le savoir. Cependant, autant que je puis me rappeler mes idées, alors sincèrement catholique, j'étois de bonne foi: l'amour du merveilleux si naturel au cœur humain, ma vénération pour ce vertueux prélat, l'orgueil secret d'avoir peut-être contribué moi-même au miracle, aidèrent à me séduire ; et ce qu'il y a de sûr est que si ce miracle eût été l'effet des plus ardentes prières, j'aurois bien pu m'en attribuer ma part. Plus de trente ans après, lorsque j'eus publié les Lettres de la montagne, M. Fréron déterra ce certificat, je ne sais comment, et en fit usage dans ses feuilles. Il faut avouer que la rencontre étoit heureuse, et l'à-propos me parut à moimême très plaisant. J'étois destiné à être le rebut de tous les états. Quoique M. Gâtier eût rendu de mes progrès le compte le moins défavorable qu'il lui fût possible, on voyoit qu'ils n'étoient pas proportionnés à mon travail, et cela n'étoit pas encourageant pour me faire pousser mes études : aussi l'évêque et le supérieur se rebutèrent-ils, et l'on me rendit à madame de Warens comme un sujet qui n'étoit pas même bon pour être prêtre ; au reste assez bon garçon, disoit-on, et point vicieux ce qui fit que, malgré tant de préjugés rebutants sur mon compte, elle ne m'abandonna pas. |