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jusqu'à mon adolescence aucune idée distincte de l'union des sexes; mais jamais cette idée confuse ne s'offrit à moi que sous une image odieuse et dégoûtante. J'avois pour les filles publiques une horreur qui ne s'est jamais effacée; je ne pouvois voir un débauché sans dédain, sans effroi même car mon aversion pour la débauche alloit jusque-là, depuis qu'allant un jour au petit Sacconex par un chemin creux je vis des deux côtés des cavités dans la terre, où l'on me dit que ces gens-là faisoient leurs accouplements. Ce que j'avois vu de ceux des chiennes me revenoit aussi toujours à l'esprit en pensant aux autres, et le cœur me soulevoit à ce seul souvenir.

Ces préjugés de l'éducation, propres par euxmêmes à retarder les premières explosions d'un tempérament combustible, furent aidés, comme j'ai dit, par la diversion que firent sur moi les premières pointes de la sensualité. N'imaginant que ce que j'avois senti, malgré des effervescences de sang très incommodes, je ne savois porter mes desirs que vers l'espèce de volupté qui m'étoit connue, sans jamais aller jusqu'à celle qu'on m'avoit rendue haïssable, et qui tenoit de si près à l'autre, sans que j'en eusse le moindre soupçon. Dans mes sottes fantaisies, dans mes érotiques fureurs, [dans les actes extravagants auxquels elles me portoient quelquefois,] j'empruntois imaginairement le secours de l'autre sexe, sans

penser jamais qu'il fût propre à nul autre usage qu'à celui que je brûlois d'en tirer.

Non seulement donc c'est ainsi qu'avec un tempérament très ardent, très lascif, très précoce, je passai toutefois l'âge de puberté sans desirer, sans connoître d'autres plaisirs des sens que ceux dont mademoiselle Lambercier m'avoit très innocemment donné l'idée; mais quand enfin le progrès des ans m'eut fait homme, c'est encore ainsi que ce qui devoit me perdre me conserva. Mon ancien goût d'enfant, au lieu de s'évanouir, s'associa tellement à l'autre, que je ne pus jamais l'écarter des desirs allumés par mes sens; et cette folie, jointe à ma timidité naturelle, m'a toujours rendu très peu entreprenant près des femmes, faute d'oser tout dire ou de pouvoir tout faire, l'espèce de jouissance dont l'autre n'étoit pour moi que le dernier terme ne pouvant être usurpée par celui qui la desire, ni devinée par celle qui peut l'accorder. J'ai passé ma vie à convoiter et me taire auprès des personnes que j'aimois le plus. N'osant jamais déclarer mon goût, je l'amusois du moins par des rapports qui m'en conservoient l'idée. Être aux genoux d'une maîtresse impérieuse, obéir à ses ordres, avoir des pardons à lui demander, étoient pour moi de très douces jouissances, et plus ma vive imagination m'enflammoit le sang, plus j'avois l'air d'un amant transi. On conçoit que cette manière de faire l'amour n'amène pas des pro

grès bien rapides, et n'est pas fort dangereuse à la vertu de celles qui en sont l'objet. J'ai donc fort peu possédé, mais je n'ai pas laissé de jouir beaucoup à ma manière, c'est-à-dire par l'imagination. Voilà comment mes sens, d'accord avec mon humeur timide et mon esprit romanesque, m'ont conservé des sentiments purs et des mœurs honnêtes, par les mêmes goûts qui peut-être, avec un peu plus d'effronterie, m'auroient plongé dans les plus brutales voluptés.

J'ai fait le premier pas et le plus pénible dans le labyrinthe obscur et fangeux de mes confessions. Ce n'est pas ce qui est criminel qui coûte le plus à dire, c'est ce qui est ridicule et honteux. Dès-à-présent je suis sûr de moi, après ce que je viens d'oser dire, rien ne peut plus m'arrêter. On peut juger de ce qu'ont pu me coûter de semblables aveux, sur ce que, dans tout le cours de ma vie, transporté quelquefois, près de celles que j'aimois, par les fureurs d'une passion qui m'ôtoit la faculté de voir, d'entendre, hors de sens, et saisi d'un tremblement convulsif dans tout mon corps, jamais je n'ai pu prendre sur moi de leur déclarer ma folie, et d'implorer d'elles dans la plus étroite intimité la seule faveur qui manquoit aux autres. Cela ne m'est jamais arrivé qu'une fois dans l'enfance avec une enfant de mon âge; encore fut-ce elle qui le proposa.

En remontant de cette sorte aux premières traces de mon être sensible, je trouve des élé

ments qui, paroissant quelquefois incompatibles, n'ont pas laissé de s'unir pour produire avec force un effet uniforme et simple; et j'en trouve d'autres qui, les mêmes en apparence, ont formé par le concours de certaines circonstances de si différentes combinaisons, qu'on n'imagineroit jamais qu'ils eussent entre eux aucun rapport. Qui croiroit, par exemple, qu'un des ressorts les plus vigoureux de mon ame fût trempé dans la même source d'où la luxure et la mollesse ont coulé dans mon sang? Sans quitter le sujet dont je viens de parler, on en va voir sortir une impression bien différente.

J'étudiois un jour seul ma leçon dans la chambre contiguë à la cuisine. La servante avoit mis sécher à la plaque les peignes de sa maîtresse. Quand elle revint les prendre, il s'en trouva un dont tout un côté de dents étoit brisé. A qui s'en prendre de ce dégât? personne autre. que moi n'étoit entré dans la chambre. On m'interroge; je nie d'avoir touché le peigne. M. et mademoiselle Lambercier se réunissent, m'exhortent, me menacent, me pressent; je persiste avec opiniâtreté mais la conviction étoit trop forte, elle l'emporta sur toutes mes protestations, quoique ce fût la première fois qu'on m'avoit trouvé tant d'audace à mentir. La chose fut prise au sérieux; elle méritoit de l'être. La méchanceté, le mensonge, l'obstination, parurent également dignes de punition: mais pour le coup ce ne fut pas par mademoiselle Lamber

cier qu'elle me fut infligée. On écrivit à mon oncle Bernard, il vint. Mon pauvre cousin étoit chargé d'un autre délit non moins grave: nous fûmes enveloppés dans la même exécution. Elle fut terrible. Quand, cherchant le remède dans le mal même, on eût voulu pour jamais amortir mes sens dépravés, on n'auroit pu mieux s'y prendre. Aussi me laissèrent-ils en repos pour long-temps.

On ne put m'arracher l'aveu qu'on exigeoit. Repris à plusieurs fois, et mis dans l'état le plus affreux, je fus inébranlable. J'aurois souffert la mort, et j'y étois résolu. Il fallut que la force même cédât au diabolique entêtement d'un enfant; car on n'appela pas autrement ma constance. Enfin je sortis de cette cruelle épreuve en pièces, mais triomphant.

Il y a maintenant près de cinquante ans de cette aventure, et je n'ai pas peur d'être aujourd'hui puni derechef pour le même fait. Hé bien ! je déclare à la face du ciel que j'en étois innocent, que je n'avois ni cassé ni touché le peigne, que je n'avois pas approché de la plaque, et que je n'y avois pas même songé. Qu'on ne me demande pas comment ce dégât se fit; je l'ignore, et ne puis le comprendre : ce que je sais très certainement, c'est que j'en étois innocent.

Qu'on se figure un caractère timide et docile dans la vie ordinaire, mais ardent, fier, indomptable dans les passions; un enfant toujours gouverné par la voix de la raison, toujours traité

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