ma défense, que si j'avois été d'humeur batailleuse, mes agresseurs n'auroient pas eu souvent les rieurs de leur côté. La chose que je regrette le plus dans les détails de ma vie, dont j'ai perdu la mémoire, est de n'avoir pas fait des journaux de mes voyages. Jamais je n'ai tant pensé, tant existé, tant vécu-, tant été moi, si j'ose ainsi dire, que dans ceux que j'ai faits seul et à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées : je ne puis presque penser quand je reste en place; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. La vue de la campagne, la succession des aspects agréables, le grand air, le grand appétit, la bonne santé que je gagne en marchant, la liberté du cabaret, l'éloignement de tout ce qui me fait sentir ma dépendance, de tout ce qui me rappelle à ma situation, tout cela dégage mon ame, me donne une plus grande audace de penser, me jette en quelque sorte dans l'immensité des êtres pour les combiner, les choisir, me les approprier sans gêne et sans crainte. Je-dispose en maître de la nature entière; mon cœur, er · rant d'objet en objet, s'unit, s'identifie à ceux qui le flattent, s'entoure d'images charmantes, s'enivre de sentiments délicieux. Si pour les fixer je m'amuse à les décrire en moi-même, quelle vigueur de pinceau, quelle fraîcheur de coloris, quelle énergie d'expression je leur donne ! On a, dit-on, trouvé de tout cela dans mes ouvrages, quoique écrits vers le déclin de mes ans. Oh! si l'on eût vu ceux de ma première jeunesse, ceux que j'ai faits durant mes voyages, ceux que j'ai composés et que je n'ai jamais écrits!... Pourquoi, direz-vous, ne les pas écrire? Pourquoi les écrire? vous répondrai-je. Pourquoi m'ôter le charme actuel de la jouissance, pour dire à d'autres que j'avois joui? Que m'importoient des lecteurs, un public, et toute la terre, tandis que je planois dans le ciel? D'ailleurs portois-je avec moi du papier, des plumes? Si j'avois pensé à tout cela, rien ne me seroit venu. Je ne prévoyois pas que j'aurois des idées; elles viennent quand il leur plaît, non quand il me plaît. Elles ne viennent point, ou elles viennent en foule; elles m'accablent de leur nombre et de leur force. Dix volumes par jour n'auroient pas suffi. Où prendre du temps pour les écrire? En arrivant je ne songeois qu'à bien dîner. En partant je ne songeois qu'à bien marcher. Je sentois qu'un nouveau paradis m'attendoit à la porte, je ne songeois qu'à l'aller chercher.. Jamais je n'ai si bien senti tout cela que dans le retour dont je parle. En venant à Paris, je m'étois borné aux idées relatives à ce que j'y allois faire. Je m'étois élancé dans la carrière où j'allois entrer, et je l'avois parcourue avec assez de gloire; mais cette carrière n'étoit pas celle où mon cœur m'appeloit, et les êtres réels nuisoient aux êtres imaginaires. Le colonel Godard et son neveu figuroient mal avec un héros tel que moi. Graces au ciel j'étois maintenant délivré de tous ces obstacles: je pouvois m'enfoncer à mon gré dans le pays des chimères, car il ne restoit que cela devant moi. Aussi je m'y égarai si bien que je perdis réellement plusieurs fois ma route: et j'eusse été fort fâché d'aller plus droit; car sentant qu'à Lyon j'allois me retrouver sur la terre, j'aurois voulu n'y jamais arriver. Un jour entre autres m'étant à dessein détourné pour voir de près un lieu qui me parut admirable, je m'y plus si fort et j'y fis tant de tours que je me perdis enfin tout-à-fait. Après plusieurs heures de course inutile, las et mourant de soif et de faim, j'entrai chez un paysan dont la maison n'avoit pas belle apparence, mais c'étoit la seule que je visse aux environs. Je croyois que c'étoit comme à Genève ou en Suisse, où tous les habitants à leur aise sont en état d'exercer l'hospitalité. Je priai celui-ci de me donner à dîner en payant. Il m'offrit du lait écrêmé et de gros pain d'orge, en me disant que c'étoit tout ce qu'il avoit. Je buvois ce lait avec délices et mangeois ce pain, paille et tout; mais cela n'étoit pas fort restaurant pour un homme épuisé de fatigue. Ce paysan, qui m'examinoit, jugea de la vérité de mon histoire par celle de mon appétit. Tout de suite, après m'avoir dit qu'il voyoit bien (1) que j'étois un bon jeune honnête (1) Apparemment je n'avois pas encore alors la physionomie qu'on m'a donnée depuis dans mes portraits. homme qui n'étois pas là pour le vendre, il ouvrit une petite trape à côté de sa cuisine, descendit, et revint un moment après avec un bon pain bis de pur froment, un jambon très appétissant quoique entamé, et une bouteille de vin dont l'aspect me réjouit le cœur plus que tout le reste. On joignit à cela une omelette assez épaisse, et je fis un dîné tel qu'autre qu'un piéton n'en connut jamais. Quand ce vint à payer, voilà son inquiétude et ses craintes qui le reprennent; il ne vouloit point de mon argent, il le repoussoit avec un trouble extraordinaire; et ce qu'il y avoit de plaisant étoit que je ne pouvois imaginer de quoi il avoit peur. Enfin il prononça en frémissant ces mots terribles de commis et de rats-de-cave. Il me fit entendre qu'il cachoit son vin à cause des aides, qu'il cachoit son pain à cause de la taille, et qu'il seroit un homme perdu si l'on pouvoit se douter qu'il ne mourût pas de faim. Tout ce qu'il me dit à ce sujet, et dont je n'avois pas la moindre idée, me fit une impression qui ne s'effacera jamais. Ce fut là le germe de cette haine inextinguible qui se développa depuis dans mon cœur contre les vexations qu'éprouve le malheureux peuple et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n'osoit manger le pain qu'il avoit gagné à la sueur de son front, et ne pouvoit éviter sa ruine qu'en montrant la même misère qui régnoit autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu'at tendri, et déplorant le sort de ces belles contrées: à qui la nature n'a prodigué ses dons que pour en faire la proie des barbares publicains, Voilà le seul souvenir bien distinct qui me reste de ce qui m'est arrivé durant ce voyage. Je me rappelle seulement encore qu'en approchant de Lyon je fus tenté de prolonger ma route pour aller voir les bords du Lignon; car, parmi les romans que j'avois lus avec mon père, l'Astrée n'avoit pas été oubliée, et c'étoit celui qui me revenoit au cœur le plus fréquemment. Je demandai la route du Forez, et tout en causant avec une hôtesse elle m'apprit que c'étoit un bon pays de ressource pour les ouvriers, qu'il y avoit beaucoup de forges, et qu'on y travailloit fort bien en fer. Cet éloge calma tout-à-coup ma curiosité romanesque, et je ne jugeai pas à propos d'aller chercher des Dianes et des Sylvandres chez un peuple de forgerons. La bonne femme qui m'encourageoit de la sorte m'avoit sûrement pris pour un garçon serrurier. Je n'allois pas tout-à-fait à Lyon sans vue. En arrivant j'allai voir aux Chasottes mademoiselle du Châtelet, amie de madame de Warens, et pour laquelle elle m'avoit donné une lettre quand je vins avec M. Le Maître : ainsi c'étoit une connoissance déja faite. Mademoiselle du Châtelet m'apprit qu'en effet son amie avoit passé à Lyon, mais qu'elle ignoroit si elle avoit poussé sa route jusqu'en Piémont, et qu'elle étoit incertaine elle-même en partant si elle ne s'arrê |