avec douceur, équité, complaisance; qui n'avoit pas même l'idée de l'injustice, et qui, pour la première fois, en éprouve une si terrible de la part précisément des gens qu'il chérit et qu'il respecte le plus. Quel renversement d'idées! quel désordre de sentiments! quel bouleversement dans son cœur, dans sa tête, dans tout son petit être moral! Je dis qu'on s'imagine tout cela, s'il est possible; car, pour moi, je me sens hors d'état de démêler, de suivre la moindre trace de ce qui se passoit alors en moi. Je n'avois pas encore assez de raison pour sentir combien les apparences me condamnoient, et pour me mettre à la place des autres. Je me tenois à la mienne; et tout ce que je sentois, c'étoit la rigueur d'un châtiment effroyable pour un crime que je n'avois pas commis. La douleur du corps, quoique vive, m'étoit peu sensible; je ne sentois que l'indignation, la rage, le désespoir. Mon cousin, dans un cas à-peu-près semblable, et qu'on avoit puni d'une faute involontaire comme d'un acte prémédité, se mettoit en fureur à mon exemple, et se montoit, pour ainsi dire, à mon unisson. Tous deux dans le même lit, nous nous embrassions avec des transports convulsifs, nous étouffions; et quand nos jeunes cœurs, un peu soulagés, pouvoient exhaler leur colère, nous nous levions sur notre séant, et nous nous mettions tous deux à crier cent fois de toutes nos forces: Carnifex! carnifex ! carnifex! Je sens, en écrivant ceci, que mon pouls s'élève encore; ces moments me seront toujours présents, quand je vivrois cent mille ans. Ce premier sentiment de la violence et de l'injustice est resté si profondément gravé dans mon ame, que toutes les idées qui s'y rapportent me rendent ma première émotion; et ce sentiment, relatif à moi dans son origine, a pris une telle consistance en lui-même, et s'est si bien détaché de tout intérêt personnel, que mon cœur s'enflamme au spectacle ou au récit de toute action injuste, quel qu'en soit l'objet, et en quelque lieu qu'elle se commette, comme si l'effet en retomboit sur moi. Quand je lis les cruautés d'un tyran féroce, les subtiles noirceurs d'un fourbe de prêtre, je partirois volontiers pour aller poignarder ces misérables, dussé-je cent fois y périr. Je me suis souvent mis en nage à poursuivre, à la course ou à coups de pierres, un coq, une vache, un chien, un animal que je voyois en tourmenter un autre, uniquement parcequ'il se sentoit le plus fort. Ce mouvement peut m'être naturel, et je crois qu'il l'est; mais le sentiment de la première injustice que j'ai soufferte y fut trop long-temps et trop fortement lié pour ne l'avoir pas beaucoup renforcé. Là fut le terme de la sérénité de ma vie enfantine. Dès ce moment je cessai de jouir d'un bonheur pur, et je sens aujourd'hui même que le souvenir des charmes de mon enfance s'arrête là. Nous restâmes encore à Bossey quelques mois. Nous y fûmes comme on nous représente le premier homme encore dans le paradis terrestre, mais ayant cessé d'en jouir. C'étoit en apparence la même situation, et en effet une tout autre manière d'être. L'attachement, l'intimité, le respect, la confiance, ne lioient plus les éléves à leurs guides; nous ne les regardions plus comme des dieux qui lisoient dans nos cœurs; nous étions moins honteux de mal faire, et plus craintifs d'être accusés; nous commencions à nous cacher, à nous mutiner, à mentir. Tous les vices de notre âge corrompoient notre innocence et enlaidissoient nos jeux. La campagne même perdit à nos yeux cet attrait de douceur et de simplicité qui va au cœur : elle nous sembloit déserte et sombre; elle s'étoit comme couverte d'un voile qui nous en cachoit les beautés. Nous cessâmes de cultiver nos petits jardins, nos fleurs, nos herbes. Nous n'allions plus gratter légèrement la terre, et crier de joie en découvrant le germe du grain que nous avions semé. Nous nous dégoûtâmes de cette vie; on se dégoûta de nous; mon oncle nous retira, et nous nous séparâmes de M. et mademoiselle Lambercier, rassasiés les uns des autres, et peu fâchés de nous quitter. Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie de Bossey, sans que je m'en sois rappelé le séjour d'une manière agréable par des souvenirs un peu liés : mais, depuis qu'ayant passé l'âge mûr, je décline vers la vieillesse, je sens que ces souvenirs renaissent tandis que les autres s'effacent ; ils se gravent dans ma mémoire avec des traits dont le charme et la force augmentent de jour en jour : comme si, sentant déja la vie qui s'échappe, je cherchois à la ressaisir par ses commencements. Les moindres faits de ce temps-là me plaisent par cela seul qu'ils sont de ce temps-là. Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la servante et le valet agissant dans la chambre, une hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je récitois ma leçon; je vois tout l'arrangement de la chambre où nous étions; le cabinet de M. Lambercier à main droite, une estampe représentant tous les papes, un baromètre, un grand calendrier, des framboisiers qui, d'un jardin fort élevé, dans lequel la maison s'enfonçoit sur le derrière, venoient ombrager la fenêtre, et passoient quelquefois jusqu'en dedans. Je sais bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout cela; mais j'ai besoin, moi, de le lui dire. Que n'ose-je lui raconter de même toutes les petites anecdotes de cet heureux âge, qui me font encore tressaillir d'aise quand je me les rappelle! Cinq ou six sur-tout... Composons. Je vous fais grace des cinq; mais j'en veux une, une seule, pourvu qu'on me la laisse conter le plus longuement qu'il me sera possible pour prolonger mon plaisir. Si je ne cherchois que le vôtre, je pourrois choisir celle du derrière de mademoiselle Lambercier, qui, par une malheureuse culbute au bas du pré, fut étalé tout en plein devant le roi de Sardaigne à son passage: mais celle du noyer de la terrasse est plus amusante pour moi qui fus acteur, au lieu que je ne fus que spectateur de la culbute; et j'avoue que je ne trouvai pas le moindre mot pour rire à un accident qui, bien que comique en lui-même, m'alarmoit pour une personne que j'aimois comme une mère, et peut-être plus. O vous, lecteurs curieux de la grande histoire du noyer de la terrasse, écoutez-en l'horrible tragédie, et vous abstenez de frémir si vous pouvez ! Il y avoit, hors de la cour, une terrasse à gauche en entrant, sur laquelle étoit un banc où l'on alloit souvent s'asseoir l'après-midi, mais qui n'avoit point d'ombre. Pour lui en donner, M. Lambercier y fit planter un noyer. La planry tation de cet arbre se fit avec solennité. Les deux pensionnaires en furent les parrains, et, tandis qu'on combloit le creux, nous tenions l'arbre chacun d'une main avec des chants de triomphe. On fit, pour l'arroser, une espèce de bassin tout autour du pied. Chaque jour, ardents spectateurs de cet arrosement, nous nous confirmions, mon cousin et moi, dans l'idée très naturelle qu'il étoit plus beau de planter un arbre sur la terrasse qu'un drapeau sur la brèche, |