AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR. CETTE nouvelle édition des CONFESSIONS DE ROUSSEAU a été faite sur le manuscrit autographe de l'auteur, déposé aux archives du Corps législatif. Cette édition, qui diffère en une infinité d'endroits de toutes celles qui l'ont précédée, est la seule qu'on puisse regarder comme authentique; car rien n'est plus authentique en ce genre que le manuscrit même de l'auteur. S'il existe de ses Confessions d'autres copies également autographes, et qui contiennent des additions et des retranchements qu'on ne trouve point dans le manuscrit que nous avons strictement suivi, il faut prouver l'authenticité de ces copies, en faisant voir avec cette évidence qui exclut tout doute, et que le public a le droit d'exiger, qu'elles sont écrites de la propre main de Rousseau ; c'est la condition sans laquelle elles ne peuvent inspirer aucune confiance. Dans le cas où ces copies seroient en effet autographes, il résulteroit des diverses leçons qu'on y remarque dans plusieurs endroits que Rousseau a fait son thême de plusieurs manières, et selon l'impulsion des différentes passions qui l'agitoient dans les divers moments où il écrivoit cet ouvrage. N. B. On a marqué et distingué dans le texte par deux crochets ainsi figurés [ ] les passages qui ne se trouvent point dans le manuscrit autographe de Rousseau, déposé aux archives du Corps législatif. LES CONFESSIONS DE J. J. ROUSSEAU. PREMIÈRE PARTIE. LIVRE PREMIER. Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et qui n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme, ce sera moi. Moi seul. Je sens mon cœur, et je connois les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu. Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra; je viendrai, ce livre à lạ main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement: Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon; et, s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour remplir un vide occasioné par mon défaut de mémoire: j'ai pu supposer vrai ce que je savois avoir pu l'être, jamais ce que je savois être faux. Je me suis montré tel que je fus; méprisable et vil quand je l'ai été, bon, généreux, sublime, quand je l'ai été. J'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-mêÊtre éternel. Rassemble autour de moi l'inme, nombrable foule de mes semblables: qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils rougissent de mes indignités, qu'ils gémissent de mes misères; que chacun d'eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose, je fus meilleur que cet homme-là. Je suis né à Genève en 1712 d'Isaac Rousseau, citoyen, et de Susanne Bernard, citoyenne. Un bien fort médiocre, à partager entre quinze enfants, ayant réduit presque à rien la portion de mon père, il n'avoit pour subsister que son métier d'horloger, dans lequel il étoit, à la vérité, fort habile. Ma mère, fille du ministre Bernard, étoit plus riche; elle avoit de la sagesse et de la beauté : ce n'étoit pas sans peine que mon père l'avoit obtenue. Leurs amours avoient com mencé presque avec leur vie : dès l'âge de huit à neuf ans, ils se promenoient ensemble tous les soirs sur la Treille; à dix ans ils ne pouvoient plus se quitter. La sympathie, l'accord des ames, affermit en eux le sentiment qu'avoit produit l'habitude. Tous deux, nés tendres et sensibles, n'attendoient que le moment de trouver dans un autre la même disposition, ou plutôt ce moment les attendoit eux-mêmes, et chacun d'eux jeta son cœur dans le premier qui s'ouvrit pour le recevoir. Le sort, qui sembloit contrarier leur passion, ne fit que l'animer. Le jeune amant, ne pouvant obtenir sa maîtresse, se consumoit de douleur: elle lui conseilla de voyager pour l'oublier. Il voyagea sans fruit, et revint plus amoureux que jamais; il retrouva celle qu'il aimoit tendre et fidèle. Après cette épreuve, il ne restoit qu'à s'aimer toute la vie ; ils le jurèrent, et le ciel bénit leur serment. Gabriel Bernard, frère de ma mère, devint amoureux d'une des sœurs de mon père; mais elle ne consentit à épouser le frère qu'à condition que son frère épouseroit la sœur. L'amour arrangea tout, et les deux mariages se firent le même jour. Ainsi mon oncle étoit le mari de ma tante, et leurs enfants furent doublement mes cousins germains. Il en naquit un de part et d'autre au bout d'une année; ensuite il fallut encore se séparer. Mon oncle Bernard étoit ingénieur : il alla servir dans l'empire et en Hongrie sous le prince Eugène. Il se distingua au siège et à la bataille de Belgrade. Mon père, après la naissance de mon frère unique, partit pour Constantinople, où il étoit appelé, et devint horloger du sérail, Durant son absence, la beauté de ma mère, son esprit, ses talents (1), lui attirèrent des hommages. M. de La Closure, résident de France, fut des plus empressés à lui en offrir. Il falloit que sa passion fût vive, puisqu'au bout de trente ans je l'ai vu s'attendrir en me parlant d'elle. Ma mère avoit plus que de la vertu pour s'en défendre; elle aimoit passionnément son mari: elle le pressa de revenir. Il quitta tout, et revint: je fus le triste fruit de ce retour. Dix mois après, je naquis infirme et malade, je coûtai la vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de mes malheurs. Je n'ai pas su comment mon père supportá cette perte; mais je sais qu'il ne s'en consola ja (1) Elle en avoit de trop brillants pour son état, le ministre son père, qui l'adoroit, ayant pris grand soin de son éducation. Elle dessinoit, elle chantoit, elle s'accompagnoit du téorbe, elle avoit de la lecture, et faisoit des vers passables. En voici qu'elle fit impromptu, se promenant avec sa belle-sœur et leurs deux enfants, en l'absence des deux maris, sur un propos que quelqu'un leur tint à ce sujet: Ces deux messieurs, qui sont absents, Ce sont nos amis, nos amants; Ce sont nos époux et nos frères, Et les pères de ces enfants. |