faisoient jamais sans larmes, et il est singulier dans quel vide accablant je me sentois plongé après l'avoir quittée. Je ne pouvois parler que d'elle, ni penser qu'à elle: mes regrets étoient vrais et vifs; mais je crois qu'au fond ces héroïques regrets n'étoient pas tous pour elle, et que, sans que je m'en aperçusse, les amusements dont elle étoit le centre y avoient leur bonne part. Pour tempérer les douleurs de l'absence, nous nous écrivions des lettres d'un pathétique à fendre les rochers. Enfin j'eus la gloire qu'elle n'y put plus tenir, et qu'elle vint me voir à Genéve. Pour le coup, la tête acheva de me tourner je fus ivre et fou les deux jours qu'elle y resta. Quand elle partit, je voulois me jeter à l'eau après elle, et je fis long-temps retentir l'air de mes cris. Huit jours après, elle m'envoya des bonbons et des gants: ce qui m'eût paru fort galant, si je n'eusse appris en même temps qu'elle étoit mariée, et que ce voyage, dont il lui avoit plu de me faire honneur, étoit pour acheter ses habits de noces. Je ne décrirai pas ma fureur : elle se conçoit. Je jurai dans mon noble courroux de ne plus revoir la perfide, n'imaginant pas pour elle de plus terrible punition. Elle n'en mourut pas cependant: car vingt ans après, étant allé voir mon père, et me promenant avec lui sur le lac, je demandai qui étoient des dames que je voyois dans un bateau peu loin du nôtre. Comment! me dit mon père en souriant, le cœur ne te le dit-il pas ? Ce sont tes anciennes amours: c'est madame Cristin, c'est mademoiselle de Vulson. Je tressaillis à ce nom presque oublié; mais je dis aux bateliers de changer de route, ne jugeant pas, quoique j'eusse assez beau jeu pour prendre alors ma revanche, que ce fut la peine d'être parjure, et de renouveler une querelle de vingt ans avec une femme de quarante. Ainsi se perdoit en niaiseries le plus précieux temps de mon enfance, avant qu'on eût décidé de ma destination. Après de longues délibérations pour suivre mes dispositions naturelles, on prit enfin le parti pour lequel j'en avois le moins, et l'on me mit chez M. Masseron, greffier de la ville, pour apprendre sous lui, comme disoit M. Bernard, l'utile métier de grapignan. Ce surnom me déplaisoit souverainement; l'espoir de gagner force écus par une voie ignoble flattoit peu mon humeur hautaine; l'occupation me paroissoit ennuyeuse, insupportable; l'assiduité, l'assujettissement, achevèrent de m'en rebuter; et je n'entrois jamais au greffe qu'avec une secrète horreur qui croissoit de jour en jour. M. Masseron, de son côté, peu content de moi, me traitoit avec mépris, me reprochant sans cesse mon engourdissement, ma bêtise, me répétant tous les jours que mon oncle l'avoit assuré que je savois, que je savois, tandis que dans le vrai je ne savois rien; qu'il lui avoit promis un joli garçon, et qu'il ne lui avoit donné qu'un âne. Enfin je fus renvoyé du greffe ignominieu sement pour mon ineptie, et il fut prononcé par les clercs de M. Masseron que je n'étois bon qu'à mener la lime. Ma vocation ainsi déterminée, je fus mis en apprentissage, non toutefois chez un horloger, mais chez un graveur. Les dédains du greffier m'avoient extrêmement humilié, et j'obéis sans murmure. Mon maître, appelé M. Ducommun étoit un jeune homme rustre et violent, qui vint à bout en très peu de temps de ternir tout l'éclat de mon enfance, d'abrutir mon caractère aimant et vif, et de me réduire par l'esprit, comme je l'étois par la fortune, à mon véritable état d'apprenti. Mon latin, mes antiquités, mon histoire, tout fut pour long-temps oublié; je ne me souvenois pas même qu'il y eût eu des Romains au monde. Mon père, quand je l'allois voir, ne trouvoit plus en moi son idole : je n'étois plus pour les dames le galant Jean-Jacques; et je sentois si bien moi-même que M. et mademoiselle Lambercier n'auroient plus reconnu en moi leur élève, que j'eus honte de me représenter à eux, et ne les ai plus revus depuis lors. Les goûts les plus vils, la plus basse polissonnerie, succédèrent à mes aimables amusements, sans m'en laisser même la moindre idée. Il faut que, malgré l'éducation la plus honnête, j'eusse un grand penchant à dégénérer; car cela se fit très rapidement, sans la moindre peine; et jamais César si précoce ne devint si promptement Laridon. Le métier ne me déplaisoit pas en lui-même; j'avois un goût vif pour le dessin : le jeu du burin m'amusoit assez ; et comme le talent du graveur pour l'horlogerie est très borné, j'avois l'espoir d'en atteindre la perfection. J'y serois parvenu peut-être, si la brutalité de mon maître et la gêne excessive ne m'avoient rebuté du travail. Je lui dérobois mon temps, pour l'employer en occupations du même genre, mais qui avoient pour moi l'attrait de la liberté. Je gravois des espéces de médailles pour nous servir, à mes camarades et à moi, d'ordre de chevalerie. Mon maître me surprit à ce travail de contrebande, et me roua de coups, disant que je m'exerçois à faire de la fausse monnoie, parceque nos médailles avoient les armes de la république. Je puis bien jurer que je n'avois aucune idée de la fausse monnoie, et très peu de la véritable. Je savois mieux comment se faisoient les as romains que nos pièces de trois sous. La tyrannie de mon maître finit par me rendre insupportable le travail que j'aurois aimé, et par me donner des vices que j'aurois haïs, tels que le mensonge, la fainéantise, le vol. Rien né m'a mieux appris la différence qu'il y a de la dépendance filiale à l'esclavage servile que le souvenir des changements que produisit en moi cette époque. Naturellement timide et honteux, je n'eus jamais plus d'éloignement pour aucun défaut que pour l'effronterie; mais j'avois joui d'une liberté honnête qui seulement s'étoit restreinte jusque-là par degrés, et s'évanouit enfin tout-à-fait. J'étois hardi chez mon père, libre chez M. Lambercier, discret chez mon oncle; je devins craintif chez mon maître; et dès-lors je fus un enfant perdu. Accoutumé à une égalité parfaite avec mes supérieurs dans la manière de vivre, à ne pas connoître un plaisir qui ne fût à ma portée, à ne pas voir un mets dont je n'eusse ma part, à n'avoir pas un desir que je ne témoignasse, à mettre enfin tous les mouvements de mon cœur sur mes lèvres ; qu'on juge de ce que je dus devenir dans une maison où je n'osois pas ouvrir la bouche; où il falloit sortir de table au tiers du repas, et de la chambre aussitôt que je n'y avois rien à faire; où, sans cesse enchaîné à mon travail, je ne voyois qu'objets de jouissances pour d'autres et de privations pour moi seul; où l'image de la liberté du maître et des compagnons augmentoit le poids de mon assujettissement; où, dans les disputes sur ce que je savois le mieux, je n'osois ouvrir la bouche; ой tout enfin ce que je voyois devenoit pour mon cœur un objet de convoitise, uniquement parceque j'étois privé de tout. Adieu l'aisance, la gaieté, les mots heureux qui jadis souvent dans mes fautes m'avoient fait échapper au châtiment. Je ne puis me rappeler sans rire qu'un soir, chez mon père, étant condamné pour quelque espiéglerie à m'aller coucher sans souper, et passant par la cuisine avec mon triste morceau |