modités de la vie, quoi qu'un peu moins facilement qu'en France. Les denrées y sont chères parce que le pays en produit peu, et qu'il est fort peuplé sur-tout depuis qu'on y a établi des manufactures de toile peinte et que les travaux d'horlogerie et de dentelle s'y multiplient. Pour y avoir du pain mangeable, il faut le faire chez soi, et c'est le parti que j'ai pris à l'aide de mademoiselle le Vasseur ; la viande y est mauvaise, non que le pays n'en produise de la bonne, mais tout le boeuf va à Genève ou à Neuchatel, et l'on ne tue ici que de la vache. La rivière fournit d'excellente truite, mais si délicate qu'il faut la manger sortant de l'eau. Le vin vient de Neuchatel, et il est très-bon, sur-tout le rouge pour moi je m'en tiens au blanc bien moins violent, à meilleur marché, et selon moi, beaucoup plus sain. Point de volaille, peu de gibier, point de fruit, pas même des pommes; seulement des fraises bien parfumées, en abondance, et qui durent long-temps. Le laitage y est excellent, moins pourtant que le fromage de Viri préparé par mademoi-i selle Rose; les eaux y sont claires et légères ce n'est pas pour moi une chose indifférente que de bonne eau, et je me sentirai long Lettres. Tome IV. temps du mal que m'a fait celle de Montmorenci. J'ai sous ma fenêtre une très-belle fontaine dont le bruit fait un de mes délices. Ces fontaines, qui sont élevées et taillées en colonnes ou en obélisques, et coulent par des tuyaux de fer dans de grands bassins, sont un des ornemens de la Suisse. Il n'y a si chétif village qui n'en ait au moins deux ou trois, les maisons écartées ont presque chacune la sienne, et l'ou en trouve même sur les chemins pour la commodité des passans, hommes et bestiaux. Je ne saurais exprimer combien l'aspect de toutes ces belles eaux coulantes est agréable au milieu des rochers et des bois durant les chaleurs; l'on est déjà rafraichi par la vue, et l'on est tenté d'en boire sans avoir soif. Voilà, monsieur le Maréchal, de quoi vous former quelque idée du séjour que j'habite, et auquel vous voulez bien prendre intérêt. Je dois l'aimer comme le seul lieu de la terre où la vérité ne soit pas un crime, ni l'amour du genre-humain une impiété. J'y trouve la sureté sous la protection de milord Maréchal, et l'agrément dans son commerce. Les habitans du lieu m'y montrent de la bienveillance et me me traitent point en proscrit. Comment pourrais-je n'être pas touche des bontés qu'on m'y témoigne, moi qui dois tenir à bienfait de la part des hommes tout le mal qu'ils ne me font pas ? Accoutumé à porter depuis si long-temps les pesantes chaînes de la nécessité, je passerais ici sans regret le reste de ma vie, si j'y pouvais voir quelquefois ceux qui me la font encore aimer. A MADAME DE T***. Le 6 avril 1771. UN violent rhume, Madame, qui me met hors d'état de parler sans fatiguer extrêmement, me fait prendre le parti de vous écrire mon sentiment sur votre enfant, pour ne pas le laisser plus long-temps dans l'état de suspension où je sens bien que vous le tenez avec peine, quoiqu'il n'y ait point selon moi d'inconvénient. Je vous avouerai d'abord que plus je pense à l'exposition lumineuse que vous m'avez faite, moins je puis me persuader que cette roideur de caractère qu'il manifeste dans un âge si tendre, soit l'ouvrage de la nature. Cette mutinerie, ou si vous voulez, Madame, cette fermeté n'est pas si rare que vous croyez, parmi les enfans élevés comme lui dans l'opulence; et j'en sais dans ce inoment même à Paris, un autre exemple tout semblable, dont la conformité m'a beaucoup frappé, tandis que parmi les autres enfans élevés avec moins de sollicitude apparente, et à qui l'on a moius fait sentir par-là leur importance, je n'ai vu de ma vie un exemple pareil. Mais laissons quant à présent cette observation qui nous menerait trop loin, et quoi qu'il en soit de la cause du mal, parlons du remède. Vous voilà, Madame, à mon avis, dans une circonstance favorable dont vous pouvez tirer grand parti. L'enfant commence à s'impatienter dans sa pension, il désire ardem ment de revenir; mais sa fierté qui ne lui permet jamais de s'abaisser aux prières, l'empêche de vous manifester pleinement son désir. Suivez cette indication pour prendre sur lui un ascendant dont il ne lui soit pas aisé dans la suite d'éluder l'effet. S'il n'y avait pas un peu de cruauté d'augmenter ses alarmes, je voudrais qu'on commençât par lui faire la peur toute entière, et que sans que personne lui dit précisément qu'il restera, ni qu'il reviendra, il vît quelque espèce de préparatifs comme pour lui faire quitter toutà-fait la maison paternelle, et qu'on évitât de s'expliquer avec lui sur ces préparatifs. Quand vous l'en verriez le plus inquiet, vous prendriez alors votre moment pour lui parler, et cela d'un air si sérieux et si ferme, qu'il fût bien persuadé que c'est tout de bon. Mon fils, il m'en coûte tant de vous tenir éloigné de moi, que, si je n'écoutais que mon penchant, je vous retiendrais ici dès ce moment; mais c'est ma trop grande tendresse pour vous qui m'empêche de m'y livrer. Tandis que vous avez été ici, j'ai vu avec la plus vive douleur, qu'au lieu de répondre à l'attachement de votre mère, et de lui rendre en toute chose la complaisance qu'elle aimait à avoir pour vous, vous ne vous appliquiez qu'à lui faire éprouver des contradictions qui la déchirent trop de votre part, pour qu'elle les puisse endurer davantage, etc. J'ai donc pris la résolution de vous placer loin de moi, pour m'épargner l'affliction d'être à tout moment l'objet et le témoin de votre désobéissance. Puisque vous ne voulez |