pour me rendre bon à moi-même, et nullement méchant aux autres. C'est beaucoup que cela, Monsieur, et peu d'hommes en peuvent dire autant. Aussi je ne vous déguiserai point que, malgré le sentiment de mes vices, j'ai pour moi une haute estime. Vos gens de lettres ont beau crier qu'un homme scul est inutile à tout le monde, et ne remplit pas ses devoirs dans la société. J'estime moi, les paysans de Montmorenci des membres plus utiles de la société, que tous ces tas de désœuvrés payés de la graisse du peuple, pour aller six fois la semaine bavarder dans une académie ; et je suis plus content de pouvoir dans l'occasion, faire quelque plaisir à mes pauvres voisins, que d'aider à parvenir ces foules de petits intrigans, dont Paris est plein,qui tous aspirent à l'honneur d'être des fripons en place, et que pour le bien public, ainsi que pour le leur, on devrait tous renvoyer labourer la terre dans leurs provinces. C'est quelque chose que de donner aux hommes l'exemple de la vie qu'ils devraient tous mener. C'est quelque chose quand on n'a plus ni force, ni santé pour travailler de ses bras d'oser, de sa retraite, faire entendre la vo de la vérité. C'est quelque chose d'avertir les hommes de la folie des opinions qui les rendent misérables. C'est quelque chose d'avoir pu contribuer à empêcher ou différer au moins dans ma patrie, l'établissement pernicieux que, pour faire sa cour à Voltaire à nos dépens, d'Alembert voulait qu'on fît parmi nous. Si j'eusse vécu dans Genève, je n'aurais pu, ni publier l'épitre dédicatoire du discours sur l'inégalité, ni parler même de l'établissement de la comédie, du ton que je l'ai fait. Je serais beaucoup plus inutile à mes compatriotes, vivant au milieu d'eux, que je ne puis l'être dans l'occasion de ma retraite. Qu'importe en quel lieu j'habite, si j'agis où je dois agir ? D'ailleurs, les habitans de Montmorenci sont-ils moins hommes que les Parisiens; et quand je puis diisuader quelqu'un d'envoyer son enfant se corrompre à la ville,fais-je moins de bien que si je pouvais de la ville le renvoyer au foyer paternel ? Mon indigence seule ne m'empêcherait - elle pas d'être inutile de la manière que tous ces beaux parleurs l'entendent; et puisque je ne mange du pain qu'autant que j'en gagne, ne suis-je pas forcé de travailler pour ma subsistance; et de payer à la société tout le besoin que je puis avoir d'elle ? Il est vrai que je me suis refusé aux occupations qui ne m'étaient pas propres ; ne me sentant point le talent qui pouvait me faire mériter le bien que vous m'avez voulu faire, l'accepter eût été le voler à quelque homme de lettres aussi indigent que moi, et plus capable de ce travail-là; en me l'offrant vous supposiez que j'étais en état de faire un extrait, que je pouvais m'occuper de matières qui m'étaient indifférentes; et cela n'étant pas, je vous aurais trompé, je me serais rendu indigne de vos bontés, en me conduisant autrement que je n'ai fait; on n'est jamais excusable de faire mal ce qu'on fait volontairement: je serais maintenant mécontent de moi, et vous aussi; etje ne goûterais plus le plaisir que je prends à vous écrire. Enfin tant que mes forces me l'ont permis, en travaillant pour moi, j'ai fait sclou ma portée tout ce que j'ai pu pour la société ; si j'ai peu fait pour elle j'en ai encore moins exigé; et je me crois si bien quitte avec elle dans l'état où je suis, que si je pouvais désormais me reposer toutà-fait, et vivre pour moi seul, je le ferais sans scrupule. J'écarterai du moins de moi, de toutes mes forces, l'importunité du bruit public. Quand je vivrais encore cent ans, je n'écrirais n'écrirais pas une ligne pour la presse, et ne croirais vraiment recommencer à vivre, que quand je serais tout-à-fait oublié. J'avoue pourtant qu'il a tenu à peu que je ne me sois trouvé rengagé dans le monde, et que je n'aie abandonné ma solitude, non par dégoût pour elle, mais par un goût non moins vif que j'ai failli lui préférer. Il faudrait, Monsieur, que vous connussiez l'état de délaissement et d'abandon de tous mes amis où je me trouvais, et la profonde douleur dont mon ame en était affectée, lorsque monsieur et madame de Luxembourg désirèrent de mo connaître, pour juger de l'impression que firent sur mon cœur affligé leurs avances et leurs caresses. J'étais mourant; sans eux je serais infailliblement mort de tristesse; ils m'ont rendu la vie, il est bien juste que je l'emploie à les aimer. J'ai un cœur très-aimant, mais qui peut se suffire à lui-même. J'aime trop les hommes pour avoir besoin de choix parmi eux ; je les -aime tous, et c'est parce que je les aime, que je hais l'injustice ; c'est parce que je les aime,' que je les fuis; je souffre moins de leurs maux quand je ne les vois pas; cet intérêt pour l'espèce suffit pour nourrir mon cœur ; je n'aj Lettres. Tome IV. F pas besoin d'amis particuliers, mais quand j'en ai, j'ai grand besoin de ne les pas perdre; car quand ils se détachent, ils me déchirent, en cela d'autant plus coupables, que je ne leur demande que de l'amitié, et que pourvu qu'ils m'aiment, et que je le sache, je n'ai pas même besoin de les voir. Mais ils ont toujours voulu mettre à la place du sentiment des soins et des services que le public voyait, et dont je n'avais que faire; quand je les aimais, ils ont voulu paraître m'aimer. Pour moi qui dédaigne en tout les apparences, je ne m'en suis pas contenté; et ne trouvant que cela, je me le suis tenu pour dit. Ils n'out pas précisément cessé de m'aimer, j'ai seulement découvert qu'ils ne m'aimaient pas. Pour la première fois de ma vie, je me trouvai donc tout-à-coup le cœur seul, et cela, seul aussi dans ma retraite, et presque aussi malade que je le suis aujourd'hui. C'est dans ces circonstances que commença ce nouvel attachement,qui m'a si bien dédommagé detous les autres; et dont rien ne me dédommagera; car il durera, j'espère autant que ma vie ; et quoi qu'il arrive, il sera le dernier. Je ne puis vous dissimuler, Monsieur, que j'ai une violente aversion pour les états qui dominent les au |