Images de page
PDF
ePub

LIVRE I.

ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE DE LEIBNIZ.

CHAPITRE I.

Éducation de Leibniz.

C'est une tâche toujours délicate que de rechercher les origines de la pensée d'un grand esprit, d'en suivre la formation, d'en marquer les progrès, d'assigner enfin le point précis de son développement à une date déterminée. Surtout, l'embarras se trouve être comme insurmontable lorsqu'il s'agit d'un homme tel que Leibniz, dont la prodigieuse intelligence s'est éveillée presque sur tous les problèmes à la fois, et dont il est permis de répéter ce que Montaigne disait d'Aristote, qu'il remue toutes choses. » Comment en effet, dans ce tissu immense et éblouissant du Leibnizianisme, parvenir à démêler les fils qui ont été comme la chaîne de la trame? Et de quelle sagacité, de quelle fermeté de sens ne faudrait-il pas être doué pour indiquer à coup sûr, sans les imaginer; pour reconnaître exactement, sans se laisser dévoyer par des préoccupations de doctrine, les vrais commencements des théories leibniziennes ?

[ocr errors]

Mais si une semblable tâche est ardue, elle attire l'attention par son objet même et la captive par son

importance. Car n'est-ce pas un spectacle merveilleux que d'assister en quelque sorte à l'enfantement d'un système, qui doit compter parmi les titres de l'esprit humain? Et, d'un autre côté, afin d'entrer dans les profondeurs du Leibnizianisme, afin d'apprécier à sa juste valeur cette philosophie, n'est-il pas nécessaire d'en noter les antécédents?

Rejetant donc les assertions arbitraires, nous nous proposons avant tout de rechercher par un attentif examen des faits, quels progrès et quels changements s'étaient accomplis dans l'esprit de Leibniz, depuis la thèse De principio individui soutenue à l'Université de Leipzig en 1663, jusqu'à son voyage en France. De la sorte, nous déterminerons avec précision où Leibniz en était parvenu en métaphysique et dans les diverses parties des connaissances humaines, avant son séjour à Paris dès l'an 1672, et avant le commerce intime qu'il y forma avec les hommes les plus illustres qui y florissaient alors, Huygens, Arnauld, Malebranche. Par conséquent encore, ce sera établir équitablement la part, plus ou moins considérable, que le Cartésianisme et la France peuvent réclamer dans les développements du génie de Leibniz. Car, arrivé à Paris, les influences au milieu desquelles il vécut et où grandit sa pensée, furent des influences toutes cartésiennes. Il y a plus; il sera opportun de s'enquérir si avant son voyage en France, Leibniz n'avait pas été déjà comme imbu de Cartésianisme.

Ainsi les préliminaires essentiels d'une étude sur le Leibnizianisme se ramènent à deux points principaux:

1o Où en était, avant 1672, la pensée de Leibniz? 2o Leibniz, avant 1672, n'avait-il aucune connaissance de la doctrine cartésienne?

Pour répondre d'une manière satisfaisante à cette double question, demandons-nous quelle fut l'éducation de Leibniz; analysons ses premiers écrits; interrogeons sa correspondance, antérieure à 1672.

En 1694, Pellisson écrivait à Leibniz: « Je vous sais le meilleur gré du monde d'avoir bien voulu me faire, avec toute l'ouverture et toute la confiance d'une véritable amitié, l'abrégé de votre vie, et un tableau raccourci, mais très-juste, de vos inclinations, de vos occupations et de vos pensées. Je ne trouve rien en tout cela qui ne redouble les sentiments que j'avais déjà pour vous'. »

Il ne paraît pas que Leibniz ait jamais mis la dernière main à cette autobiographie. Nous n'en possédons guère que des esquisses et des fragments. Tels sont les fragments publiés pour la première fois par M. Guhrauer. Tel est aussi le court, mais intéressant écrit, où Leibniz s'est plu à se peindre lui-même sous le pseudonyme de Guilielmus Pacidius3.

Quoi qu'il en soit, on demeure assez informé sur les premières années de Leibniz pour comprendre dans quelle mesure son éducation prépara les évolutions de sa pensée.

Né le 23 juin 1646 à Leipzig, de Frédéric Leibniz,

1. Dutens, t. I, p. 716, vi lettre de M. Pellisson à M. de Leibniz, 16 juin 1691. Cf. ibid., Leibnitii Vita a Bruckero scripta, t. I, p. Lv. « Ipse Leibnizius ad Pellissonium historiam vitæ, morum, labɔrum et * cogitationum transmisit, quam non in vulgus exiisse dolemus. »

2. Guhrauer, Leibnitz Biographie, t. II, Anmerkungen, p. 52, Vita Leibnitii a se ipso breviter delineata; p. 58, Scheda Leibnitii manu exarata; p. 59, Imago Leibnitii.

3. Erdmann, p. 89, Guilielmi Pacidii Plus ultra; p. 91, In specimina Pacidii Introductio historica.

assesseur de la faculté de philosophie et professeur public de morale, et de Catherine Schmuck, femme d'une rare prudence et d'une ardente dévotion, GodefroiGuillaume Leibniz respira tout d'abord cette salubre atmosphère, que forment pour l'esprit des pratiques d'étude et de piété. Des exemples de religion et de vertu frappèrent ses premiers regards. On peut dire que, dès le berceau, il prit le goût des choses divines. De là, chez lui, une précocité de raison vraiment extraordinaire.

Son père mort prématurément, on voit Leibniz, âgé de six ans à peine, continuer avec avidité les habitudes de lecture que cet homme excellent lui avait inspirées. Et si l'on veut savoir quels sont, après les livres allemands, les ouvrages qui occupent et charment cet enfant, ce sont deux volumes qu'il a trouvés par hasard dans la maison qu'il habite, Tite Live et le Trésor chronologique de Séthus Calvisius! Vainement ses précepteurs effrayés le veulent ramener aux éléments qui conviennent à son àge. Il faut enfin lui ouvrir la bibliothèque de son père et l'y laisser s'abîmer comme en extase au milieu des écrits des anciens.

« Je brûlais de connaître la plupart des anciens, dont je ne savais que les noms, Cicéron, Quintilien et Sénèque, Pline, Hérodote, Xénophon, Platon et les écrivains de l'Histoire Auguste, et un grand nombre de Pères de l'Église latins et grecs. J'allais de l'un à l'autre au gré de ma passion, et je trouvais dans cette merveilleuse variété des choses une jouissance inexprimable'. » Errant au hasard parmi les livres, il lui

1. Guhrauer, Leibnitz Biographie, t. II, Anmerkungen, p. 54.

« PrécédentContinuer »