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pratiques et des applications morales. Leibniz, qui a attaqué le Cartésianisme dans ses principes, le poursuit jusque dans ses résultats.

I. « La morale de Descartes est un composé des sentiments des Stoïciens et des Épicuriens, ce qui n'est pas fort difficile, car Sénèque déjà les conciliait fort bien. Descartes veut que nous suivions la raison ou bien la nature des choses, comme disaient les Stoïciens, dont tout le monde demeurera d'accord. Il ajoute que nous ne devons pas nous mettre en peine des choses qui ne sont pas en notre pouvoir. C'est justement le dogme du Portique1.... C'est pourquoi j'ai coutume d'appeler cette morale l'art de la patience. Une telle morale est bien inférieure à celle de Platon, ou même de Pythagore2. >>>

II. « On me dira: Descartes établit si bien l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme. Mais je dirai que j'appréhende qu'on ne me trompe sous ces belles paroles: car le Dieu ou l'être parfait de Descartes, qui n'a pas de volonté ni d'entendement, puisque, selon Descartes, il n'a pas le bien pour objet de la volonté, ni le vrai pour l'objet de l'entendement, n'est pas un Dieu comme on se l'imagine et comme on le souhaite, c'est-à-dire juste et sage, faisant tout pour le bien des créatures autant qu'il est possible, mais plutôt quelque chose d'approchant du Dieu de Spinoza, savoir le principe des choses et même certaine souveraine puissance qui met tout en action et fait tout ce qui est faisable. C'est pourquoi un Dieu fait comme celui de

1. Il faut se reporter au commentaire de Descartes sur le Traité de Sénèque De vita beata. OŒuvres complètes, t. IX, Lettres à la princesse Élisabeth, p. 207 et suiv. Voy. ci-dessus, p. 41, liv. I, chap. 11. Premiers écrits de Leibniz.

2. M. Foucher de Careil, Nouvelles lettres et opuscules inédits, p. 3. 1. M. Foucher de Careil, Nouvelles lettres, etc., p. 4.

Descartes ne nous laisse point d'autre consolation que celle de la patience par force. Il dit, en quelque endroit, que la matière passe successivement par toutes les formes possibles, c'est-à-dire que Dieu fait tout ce qui est faisable et passe, suivant un ordre nécessaire et fatal, par toutes les combinaisons possibles. Mais à cela il suffisait la seule nécessité de la matière, ou plutôt son Dieu n'est que cette nécessité ou ce principe de la nécessité agissant dans la matière comme il peut. Il ne faut donc pas dire que Dieu ait quelque soin des créa tures intelligentes plus que des autres; chacune sera heureuse ou malheureuse, selon qu'elle se trouvera enveloppée dans les grands torrents ou tourbillons'. >>>

III. « Mais quelqu'un des plus gens de bien, abusé par les beaux discours de son maître, me dira qu'il établit pourtant si bien l'immortalité de l'âme, et par conséquent une meilleure vie. Quand j'entends ces choses, je m'étonne de la facilité qu'il y a de tromper le monde, lorsqu'on peut seulement jouer adroitement des paroles agréables, quoiqu'on en corrompe le sens; car, comme les hypocrites abusent de la piété et les hérétiques de l'Écriture et les séditieux du mot de la liberté, de même Descartes a abusé de ce grand mot de l'existence de Dieu et de l'immortalité de l'âme. Il faut donc développer ce mystère, et leur faire voir que l'immortalité de l'âme, suivant Descartes, ne vaut guère mieux que son Dieu. Je crois bien que je ne ferai point de plaisir à quelques-uns, car les gens ne sont pas bien aises d'être éveillés quand ils ont l'esprit occupé d'un songe agréable. Mais que faire ? Descartes veut qu'on déracine les fausses pensées, avant d'y introduire

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les véritables; il faut suivre son exemple, et je croirais de rendre un service au public si je pouvais les désabuser de dogmes si dangereux. Je dis donc que l'immortalité de l'âme, telle qu'elle est établie par Descartes, ne sert de rien et ne saurait nous consoler en aucune façon; car, supposons que l'âme soit une substance, et que point de substance ne dépérisse; cela étant, l'âme ne se perdra point: aussi, en effet, rien ne se perd dans la nature. Mais comme la matière, de même l'âme changera de façon, et, comme la matière qui compose un homme, a composé autrefois des plantes et d'autres animaux, de même cette âme pourra être immortelle en effet, mais elle passera par mille changements, et ne se souviendra pas de ce qu'elle a été. Mais cette immortalité sans souvenance est tout à fait inutile à la morale; car elle renverse toute la récompense et tout le châtiment. Afin de satisfaire à l'espérance du genre humain, il faut prouver que le Dieu qui gouverne tout est sage et juste, et qu'il ne laissera rien sans récompense et sans châtiment; ce sont là les grands fondements de la morale; mais le dogme d'un Dieu qui n'agit pas pour le bien et d'une âme qui est immortelle sans souvenance ne sert qu'à tromper les simples et à pervertir les personnes spirituelles1. >>

Sans insister davantage sur une critique, où nous avons apporté et où l'on pourrait apporter encore de nombreuses restrictions, ce qui reste de cette polémique longue et passionnée de Leibniz contre Descartes, est la substitution d'une vraie notion de la substance à une fausse notion de la substance.

1. M. Foucher de Careil, Nouvelles lettres, etc., p. 6.

En effet, une fausse notion de la substance, voilà où gît, suivant Leibniz, le vice radical du Cartésianisme. << Toti philosophiæ perversa substantiæ notio tene«bras offudit. >>>

Et ailleurs : « On parle confusément de la substance, dont la connaissance pourtant est la clef de la philosophie intérieure; c'est la difficulté qui s'y trouve qui a tant embarrassé Spinoza et M. Locke1. »

Mais c'est surtout avec le Spinozisme que le Cartésianisme paraît à Leibniz avoir de regrettables affinités.

<< Spinoza, dit-il, n'a fait que cultiver certaines semences de la philosophie de M. Descartes 2. »

<< Spinoza, dit-il encore, commence où finit Descartes, dans le naturalisme, in naturalismo3. »

1. Erdmann, p, 722, Lettre III à M. Bourguet.

2 Dutens, t. II, pars I, p. 245, Lettre à l'abbé Nicaise.

3. M. Foucher de Careil, Réfutation inédite de Spinoza, par Leibniz, p. 49.

CHAPITRE II.

Polémique contre Spinoza.

« Il faut prendre garde, écrivait Leibniz, que venant à confondre la substance avec les accidents, on ne retire toute action aux substances créées, et que ce ne soit là un degré pour s'acheminer au Spinozisme, qui est un Cartésianisme immodéré1. »

Il est facile, en effet, de découvrir dans le Cartésianisme des éléments de Spinozisme.

On sait quelle étude approfondie Spinoza avait faite des principaux ouvrages de Descartes, à ce point qu'il déclarait pouvoir restituer ces ouvrages si jamais ils venaient à être détruits. On ne peut s'étonner, après

1. Dutens, t. I, pars I, p. 392. - Cf. Erdmann, p. 627, Théodicée, р. III, 393.

2. Le premier ouvrage de Spinoza est celui qui fut publié sous ce titre: Renati Descartes principiorum philosophiæ pars I et II, more geometrico demonstrata, per Benedictum de Spinoza, Amstelodamensem. - Accesserunt ejusdem Cogitata metaphysica, quibus difficiliores, quæ tam in parte metaphysices generali quam speciali occurrunt, quæstiones breviter explicantur. - Amstelodami, apud Johannem Riewerts, 1663. Cet ouvrage est un résumé très-bien fait de la philosophie de Des..

cartes.

Cf. M. Saisset, OŒuvres de Spinoza, Paris, 1842. 2 vol. in-12, t. I, p. 25; Bibliographie générale des œuvres de Spinoza.

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