« 8° Jé m'attache surtout, continue Leibniz, à vindiquer l'immatérialité de l'âme, que Locke laissedouteuse. >> En faisant consister l'essence de l'âme dans la pensée, l'essence du corps dans l'étendue, Descartes avait été conduit à refuser une âme aux animaux. C'était blesser le sens commun. C'était, par un excès, appeler cette autre opinion excessive, qu'il se pourrait que la matière pensât. Leibniz, à l'encontre de Descartes, pose que « toute âme est unie à un corps. » Par conséquent, où est la difficulté d'accorder une âme aux animaux? Leibniz accorde une âme même aux plantes. C'est qu'à vrai dire l'antagonisme de l'esprit et de la matière n'existe pas. Il n'y a dans l'univers ni esprits ni corps, il n'y a que des monades, disposées en une hiérarchie merveilleuse. Tout être créé a une âme, parce que tout être créé est monade. Créées parce que Dieu est bon, les monades sont impérissables, parce que Dieu est bon. Toutes indestructibles, toutes néanmoins ne sont pas immortelles. Toutes les monades en effet ne sont pas égales. La monade qui est l'âme humaine se distingue par une claire aperception, de la monade qui est l'âme des bêtes et des monades inférieures, lesquelles n'ont que des perceptions plus ou moins confuses. Sa spiritualité, par conséquent, est assurée, et du même coup, son immortalité, immortalité tout éclairée par la conscience et le souvenir qui constituent la personnalité. Au lieu donc de demander, comme le fait Locke, à la révélation seule la certitude de notre immortalité, ce nous est assez de la raison pour avoir une telle certitude. « 9° Il y a, conclut Leibniz, une infinité d'autres points où nous sommes différents, parce que je trouve que Locke affaiblit trop cette philosophie généreuse des Platoniciens, que M. Descartes a relevée en partie, et qu'il met à la place des sentiments qui nous abaissent et peuvent faire du tort dans la morale même, quoique je sois persuadé que l'intention de cet auteur est fort bonne. »> <«< J'ai lu le livre de Mlle Trotter, écrivait Leibniz en 1710, à Thomas Burnet. Dans la dédicace, elle exhorte M. Locke à donner des démonstrations de morale. Je crois qu'il aurait eu de la peine à y réussir. L'art de démontrer n'était pas son fait. Je tiens que nous nous apercevons souvent sans raisonnement de ce qui est juste et injuste, comme nous nous apercevons sans raison de quelques théorèmes de géométrie; mais il est bon de venir à la démonstration. Justice et injustice ne dépendent pas seulement de la nature humaine', mais de la nature de la substance intelligente en géné− ral; et Mlle Trotter remarque fort bien qu'elle vient de la nature de Dieu et n'est point arbitraire. La nature de Dieu est toujours fondée en raison. « Je ne demeure point d'accord que l'immortalité est seulement probable par la lumière naturelle; car je crois qu'il est certain que l'âme ne peut être éteinte que par miracle. » Terminons par une dernière citation, empruntée à une lettre de cette même année, 1710, et où Leibniz semble avoir dit sur Locke son dernier mot. 1. Cf. Erdmann, p. 353. « Vous pouviez répondre encore, et bien mieux à mon avis, que les idées de la justice et de la tempérance ne sont pas de notre invention, non plus que celles du cercle ou du carré; je crois l'avoir assez montré. » Nouveaux Essais, liv. IV, chap. IV, 5. 2. Dutens, t. VI, pars I, p. 273, lettre x1.] « Il y a dans Locke certains détails qui ne sont pas mal exposés, mais en somme il a fait fausse route et n'a pas compris la nature de l'esprit et de la vérité. S'il avait assez pris garde à la différence qui se trouve entre les vérités nécessaires, ou perçues par démonstration, et celles qui, d'une manière quelconque, nous sont simplement connues par induction, il aurait remarqué que les vérités nécessaires ne se peuvent prouver que par des principes inhérents à l'esprit; car les sens nous apprennent ce qui a lieu, mais non pas ce qui a lieu nécessairement. Locke n'a pas assez remarqué non plus que les idées de l'être, de la substance une et identique, du vrai, du bien, et beaucoup d'autres, sont innées à notre esprit, parce que notre esprit est inné à lui-même et qu'il découvre en lui-même toutes ces idées. En effet il n'y a rien dans l'entendement qui n'ait été dans le sens, si ce n'est l'entendement lui-même. On pourrait faire contre Locke beaucoup d'autres remarques; car il en vient, par des voies souterraines, jusqu'à ruiner la nature immatérielle de l'âme. Il inclinait d'ailleurs aux opinions des Sociniens, dont la philosophie sur Dieu et sur l'âme a toujours été très-pauvre'. » L'Essai concernant l'entendement humain a été, de nos jours, l'objet d'un examen qui dépasse de beaucoup la critique de Leibniz en précision et en étendue'. Mais Leibniz n'en a pas moins indiqué avec une sagacité pénétrante le vice radical de la doctrine de Locke. 1. Dutens, t. V, p. 358, ad Bierlingium. 2. M. Cousin, Histoire de la philosophie au dix-huitième siècle, Paris, 1829, 2 vol. in-8, t. II. Que l'âme soit une table rase où l'expérience imprime d'abord, où la réflexion développe ensuite les idées, et de là tout découle : les doutes sur la nature de la matière, sur la spiritualité de l'âme, sur l'existence de Dieu, toutes ces conséquences, en un mot, que Leibniz se contentait de signaler en les déplorant, parce qu'elles ne sont pas moins funestes à la morale que compromettantes pour notre liberté et notre immor talité. Que l'âme, au contraire, soit une force vive, pleine de virtualités, riche d'idées, que l'expérience et la réflexion font saillir, mais qu'elles ne créent pas; et l'âme ne risque plus de se confondre avec la matière. Ces idées qu'elle porte en elle-même, témoignage irrécusable de son origine céleste et de ses fins sublimes, lui deviennent autant de principes qui lui permettent de s'appliquer à la connaissance des sciences, à la culture des arts, à la pratique de la vertu. Dans le premier cas, l'âme est, en tout, comparable au bloc de marbre de la fable, dont on peut dire : Sera-t-il Dieu, table ou cuvette? Dans le second cas, l'âme est vraiment et uniquement l'image même de la Divinité; elle en porte l'indélébile empreinte, dont il s'agit d'aviver les traits et de mettre en relief les harmonieux contours. Une telle conclusion n'est pas un résultat médiocre de la longue polémique comprise dans les Nouveaux Essais. CHAPITRE IV. Rôle de Leibniz pendant la persécution du Cartésianisme. La polémique de Leibniz contre ses trois illustres contemporains, Descartes, Spinoza, Locke, offre un trait essentiel et commun. Dans les Animadversiones adversus Cartesii principia, dans ses réfutations multipliées du Spinozisme, enfin dans les Nouveaux Essais, c'est avant tout une fausse notion de la substance que combat Leibniz, et une vraie notion de la substance qu'il s'efforce d'établir comme la base solide de la philosophie restaurée. Mais la polémique de Leibniz contre Spinoza, sa polémique contre Locke, ne sont, en définitive, que des épisodes plus ou moins intéressants ou obscurs, et comme des conséquences de sa polémique contre Des cartes. C'est à Descartes, c'est au Cartésianisme, que Leibniz s'attaque particulièrement et ne cesse de s'attaquer. Et en effet, de très-bonne heure, le Cartésianisme s'était rendu considérable par ses vérités à la fois et par ses erreurs. Ainsi, on a énuméré avec une précision supérieure |